SOCIETAL
Texte & Photos : Hannah Walti
On n’arrive pas à Inukjuak, village inuit du Nunavik, au Canada, par hasard. Une visite à une amie d’enfance aujourd’hui médecin à la clinique locale, des recherches pour un documentaire sur le quotidien des communautés du Nord et nous voilà immergés dans un ailleurs qu’on n’imaginait pas. Où sous l’étonnant soleil de minuit, la vie d’apparence simple et tranquille garde en elle les douleurs du passé.
On pourrait penser que loin au Nord, dans la toundra, la terre est perpétuellement recouverte d’une couche de neige et de glace, figée dans un état immobile de cristal blanc optique. Mais la glace fond au printemps, révélant des kilomètres infinis de buissons moussus, des rivières serpentant à travers des formations rocheuses cubiques et des dunes de sable, avec de la poussière qui colle à l’extérieur des maisons préfabriquées, aux VTT à quatre roues, aux cheveux, à la peau et à l’intérieur de la bouche. L’air s’alourdit d’humidité et les mouches à chevreuil prennent les villages du nord d’assaut, des milliers d’entre elles finissant dans des bocaux d’eau sucrée ou collées à du ruban adhésif double-face sur les fenêtres des portes d’entrée. Le soleil arrête presque complètement de se coucher.
À Inukjuak, , la neige commence à fondre à la fin du mois de mai. Le processus est très rapide, et quand l’école est finie et que les meilleurs spots de pêche sur glace deviennent inaccessibles en motoneige, le soleil assèche les dernières flaques de glace. Les 2 000 habitants d’Inukjuak échangent leurs manteaux, mitaines et pantalons de neige pour des t-shirts et des jeans, et les adolescents traînent dans la rue jusqu’au matin dans la lumière couleur de feu du soleil de minuit. Le printemps arrive, et c’est un rappel que le temps passe dans le nord, même s’il semble parfois s’être arrêté.
Nous avions rencontré Geela Kumarluk, travailleuse sociale inukjuammiut (Inuit d’Inukjuak), lors d’une soirée bingo en décembre de la même année. À cette période de l’année, la toundra était presque invisible, perdue dans d’épais blizzards originels et dans des nuits de dix-huit heures. Il semblait approprié d’apprendre, de Geela et de sa sœur, que la blessure la plus douloureuse du Nord est une blessure qui ne se voit pas : le traumatisme générationnel. Plus tard, nous établirions une liste des membres de sa communauté qu’elle interviewerait, s’enquérant de leur passé et, par définition, du sien.
Les entreprises coloniales conçues pour assimiler les Inuits, comme les « pensionnats indiens » et une délocalisation forcée de trente ans, ont affecté les membres de la communauté de façon inimaginable jusqu’à la fin des années 90. Lorsque ceux qui ont survécu sont revenus, ils sont revenus profondément affectés et maintenant, leurs enfants et petits-enfants sont aux prises avec des meurtrissures dont ils font l’expérience et parfois les frais, mais qu’ils ne savent pas comment guérir.
Alors que le village se préparait pour une célébration de culture traditionnelle, l’aînée Anna Ohaituk a parlé des colliers numérotés que le gouvernement utilisait pour identifier les enfants inuits, puis de ses fiançailles spontanées avec un homme qui a enroulé un morceau de papier autour de son annulaire quand elle lui a dit oui. Les adolescentes ont parlé de volley-ball et d’aller à l’université dans le Sud, et le maire et son groupe de rock ont parlé d’inuktitut (la langue inuit) et d’autosuffisance dans le Nord.
Parler ne fera pas disparaître comme par magie le traumatisme profond infligé par le gouvernement canadien. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, alors que les gens racontent la douleur et leurs moments de bonheur, il fait plus chaud et plus lumineux sur la terre et, comme ça, c’est le printemps.