SOCIETAL
Émilie Pecqueur
Propos recueillis par Sylvain Michaud
Photos Yann Morrison
Dessin Théo Ranc
« L’époque cherche dans la justice, des réponses qu’elle ne trouve plus ailleurs »
Fictive ou bien réelle, scénaristique ou médiatique, la quête de justice occupe un espace de plus en plus important. Est-ce un simple effet densifié par l’ultra-communication propre à nos modes de vie contemporains ou un véritable signal de transformation sociétale ? Prise de hauteur à la Cour de cassation avec Émilie Pecqueur, magistrate, juge des tutelles à Lille et conseillère référendaire à la chambre sociale.
Réclamations, attaques, procès, tribunes, plaintes, accusations sont les poncifs d’une époque qui semble assoiffée de justice. Comment l’expliquez-vous ?
L’époque cherche tout simplement des réponses qu’elle ne trouve plus ailleurs. Les citoyen.nes sont confrontés à des services publics de moins en moins efficients et à une diminution du sens commun collectif. Qu’ils soient religieux, laïcs, associatifs, les corps intermédiaires ont pratiquement disparu et avec eux, ce sont autant de relais qui font défaut. Le tribunal est le dernier endroit où l’on pourrait se faire entendre.
Pourtant, l’affaiblissement des grandes idéologies comme la disparition des corps intermédiaires ne sont pas des données vraiment nouvelles. C’est comme si aujourd’hui, chaque individu avait quelque chose à dénoncer, à réclamer…
Dans une société libérale comme la nôtre, la domination du capitalisme donne lieu à une subjectivation du droit : aux règles communes, on oppose systématiquement des droits individuels. C’est un temps où l’on revendique des libertés individuelles mais aussi des droits-créances : j’ai droit à un travail, à un salaire, à un logement. Ces droits-créances dont légitimes bien sûr, mais ils diffèrent du droit descendant, qui fixe des règles communes pour tout le monde.
Si chacun se tourne en dernier recours vers le droit pour tout régler, est-ce à dire que le droit contient une solution de justice pour tous ?
Tout dépend de ce que l’on appelle une solution de justice, puisque la justice peut opposer plusieurs droits afin de rendre un verdict où le droit individuel est absolument lié à un socle de règles communes. Ce désir de trouver une solution personnalisée à ses revendications raconte l’individualisation du droit dans une société dépourvue d’idéaux communs. Le seul objectif collectif de nos sociétés c’est de travailler toujours plus pour diminuer les déficits. Tout cela n’a rien d’assez transcendant pour créer un esprit collectif puissant.
Cette absence de projet de société commun justifie-t-elle la multiplication des attaques contre l’État ? Récemment, des associations de parents d’élèves ont attaqué l’État français pour non-remplacement de professeurs absents…
C’est une modification de la manière dont on conçoit l’État. Si l’on constate que l’État n’est plus un lieu de service public mais une entité qui fixe des objectifs chiffrés à toutes ses institutions que sont la justice, la santé et l’enseignement, alors l’État n’est plus qu’une entreprise qu’on peut assigner en justice comme une autre. Encore une fois, cette façon capitaliste de concevoir l’État en exigeant avant tout de la productivité dans ses administrations ne créée en rien un projet de société commun. Cela écarte au contraire de nombreux individus jugés moins « capables ». Or la fonction d’un État est de rassembler.
Cette quête de justice prend une forme plus violente sur les réseaux sociaux notamment. On parle de tribunaux populaires où chacun peut se faire juge et arbitre de toute situation. L’ampleur de ce phénomène est-elle inédite ?
Les tribunaux populaires ont toujours existé, même si le phénomène peut sembler être massifié par les réseaux sociaux et l’actualité diffusée en continu sur les canaux médiatiques. Mais non, les lynchages et les procès sauvages ne sont pas des phénomènes nouveaux. Les chasses aux sorcières sont documentées de tous temps.
L’anonymat semble être le véritable problème de ces tribunaux populaires sur les réseaux sociaux. Tout paraît dicible, publiable. Comment appréhendez-vous ce vide juridique ?
Cet anonymat n’en est pas vraiment un. On est face à des individus qui parlent au nom d’une identité fantasmée dont ils ne connaissent pas vraiment, voire pas du tout les origines. Régler l’anonymat sur les réseaux sociaux notamment, reviendrait d’abord à demander à chacun d’où il parle. Chacun de nous parle d’une position sociale, professionnelle, religieuse, d’un genre, bref d’une identité fondée sur un socle d’idéaux et de règles communes. Il faudrait d’abord clarifier sa position et savoir de quel siège on invective le reste du monde. Cela éviterait aux individus de dissimuler ces lacunes idéologiques sous un anonymat délétère et contreproductif. De ce point de vue-là, le législateur est assez impuissant puisqu’il s’agit ici d’un problème d’instruction et de culture individuelle.
Les gouvernants, femmes et hommes d’état en fonction ou en retrait sont des cibles privilégiées de ces justiciers masqués épargnés lors de leurs procès. Ils évoquent une justice à deux vitesses en comparant les condamnations de ces élites à celles supposées plus lourdes, infligées aux citoyens moins favorisés. Est-ce une revendication recevable ?
Fondamentalement non, puisque ces anonymes comparent des affaires qui ne sont pas comparables. Il faut au contraire leur rappeler l’immense progrès que représente cette justice capable de condamner des puissants autrefois très protégés. C’est une évolution positive et une preuve majeure de l’indépendance de notre justice vis-à-vis de tous les acteurs et membre des gouvernements présents et passés.
Plus prosaïquement, cette soif de justice transparaît dans l’univers de l’entertainment, avec une profusion de documentaires mais aussi de séries inspirées par l’univers judicaire, même les chez les diffuseurs les plus sérieux. Comment l’expliquez-vous ?
Tout ça n’est pas très nouveau et les besoins des plateformes de diffusion en matière scénaristique sont très importants. Rien de mieux qu’un long procès pour faire une longue série ! C’est une inspiration plutôt facile. Plus sérieusement, je pense que ces thèmes policiers ou judiciaires répondent de manière forte à une quête de sens qui peut se satisfaire du caractère définitif des verdicts prononcés par tel ou tel magistrat dans telle ou telle fiction. Ces séries offrent des fins concrètes et incontestables même si elles sont injustes. Cela rassure. Sans être rabat-joie, je dois rappeler que le droit français n’est absolument pas le même que le droit anglo-saxon surreprésenté dans tous ces objets de divertissements qui n’ont donc aucune valeur didactique.