LIFE STYLE
La fête des pairs
Texte : Elisabeth Clauss
Photographies d’anonymes, collection Julien Sanders
Les tribus évoluent, la famille se réinvente, mais on adore toujours être ensemble, par affinités électives comme par osmose sociologique. Dans la pop-culture ou parfois la mode, comme le dimanche autour du poulet – ou du tofu – rôti, le repère, c’est les autres.
Les ressorts de l’attraction sont aussi anciens que l’humanité, et c’est même ce qui a permis à cette dernière de perdurer. Si la notion de « famille » a connu différentes formes au fil de l’Histoire, ce qui rassemble tourne généralement autour de deux axes : le groupe dans lequel on est né, et celui qu’on rejoint ou que l’on constitue plus tard. Une notion parfois subjective, évolutive, et qui ne va pas toujours de soi. « La famille, ça commence au niveau du couple. Aujourd’hui, avant d’être certain de pouvoir revendiquer d’être inscrit dans une relation avec son partenaire, il faut se le dire, l’acter. En l’absence d’une décision claire, beaucoup de gens esquivent ce qu’ils considèrent comme un schéma « à l’ancienne », enfermant. », explique Perrine Déprez, psychanalyste. Elle rappelle en outre que la nouvelle génération des vingtenaires ne voit pas forcément la parentalité comme la conséquence d’un couple. « En revanche, ce qui persiste, c’est la volonté de conserver son cercle d’amis de l’adolescence et de la période des études. Ça freine même certains à s’inscrire dans une relation de couple officielle avec leurs partenaires, parce qu’ils ont l’impression que ça les obligerait à y renoncer. Or, on a laissé penser aux milléniaux qu’ils ont le choix pour tout : l’amour, le couple, le travail, le sport… » En particulier quand on s’ancre dans une ville qui est loin de nos racines – ce qui est de plus en plus fréquent – les amis occupent la fonction de soutien familial : « On cherche à faire tribu autrement. Et je pense qu’on n’en est qu’au début ».
Avec les meilleurs potes qu’on fait les meilleures soupes
Cependant, d’après cette spécialiste de la famille, le lien biologique, le couple stable, restent quand même des modèles qui rassurent, « d’autant que les réseaux sociaux se révèlent souvent stressants. On revient alors à l’idéal de faire une belle rencontre, quel que soit le schéma dans lequel on se reconnaît. On peut désormais vivre et assumer différentes orientations sexuelles et identités de genre, et comme la parentalité est potentiellement accessible à qui le souhaite, de multiples formes familiales émergent. » D’après l’INSEE, depuis le début des années 2000, le taux de mariages en France a baissé de près d’un tiers. En revanche dix ans après l’adoption du Mariage Pour Tous, les unions entre personnes de même sexe se maintiennent : environ 7000 couples homosexuels convolent chaque année. Pour Perrine Déprez, « l’amour permet de mieux traverser une époque anxiogène, quand les générations précédentes pouvaient valoriser le coup de foudre romantique ou même le fonctionnement libertaire, qui a connu ses dérives. L’amour post-covid, on pourrait dire que c’est un amour-refuge ».
Signes de reconnaissance
La plupart des groupes adoptent des codes vestimentaires qui permettent aux individus de se relier entre eux. La liste des exemples est longue comme l’histoire des contre-cultures et des uniformes réglementés, mélangés. Des punks aux hippies, en passant par les gothiques, jusqu’aux traders. Mais depuis peu, ces atours d’identification sont plus flous parce que, selon Perrine Déprez, « l’idée de communauté passe surtout par une philosophie partagée : ceux qui sont très tournés vers l’écologie, ceux qui cultivent une jeunesse festive, ceux qui ne vivent que pour le sport, etc. Ils se regroupent par idéologies, et la manifestation esthétique est de plus en plus secondaire. En tout cas, chez les jeunes adultes. Auprès des ados, les tendances de marques fonctionnent toujours très bien mais ensuite, ça tend à se diluer. Globalement, les nouvelles tribus se manifestent plutôt par choix sociétaux ». Comme il y a des « familles choisies », il y a des « écoles d’expression ». Au sens propre parfois, à l’instar de la célèbre Cambre Mode[s] de Bruxelles, d’où ont été diplômés des créateurs qui signent un style emblématique – Anthony Vaccarello chez Saint Laurent, Nicolas Di Felice chez Courrèges, Julien Dossena chez Paco Rabanne… – ou la très charismatique mais discrète Marine Serre, entre gourou mode et militante pour l’environnement et l’inclusivité.
Les familles de mode
Tony Delcampe dirige le département stylisme de l’école, où il enseigne depuis 1998. Il a accompagné plusieurs générations de designers qui ont fait évoluer l’acception de la mode, avec Ester Manas notamment, dont le travail s’adresse à toutes les morphologies féminines, à toutes les beautés décomplexées, offrant aux revendications de l’époque des outils pour s’exprimer. Observant les futurs talents dès la naissance de leur vocation, il analyse la famille Marine Serre : « C’est tout le monde, toutes générations confondues, avec différents physiques représentés, quand beaucoup de marques ciblent implicitement un profil particulier. Sur le plan personnel et professionnel, Marine est très fidèle en amitié, elle sait qui elle est, d’où elle vient, elle s’appuie sur ses bases, dont l’école fait partie. Plus qu’une famille, elle a constitué autour de sa marque unetribu, de personnes qui viennent de partout. Sa maison est un postulat philosophique, écologique, axé sur un souci environnemental et inclusif. Son projet rassemble une jeunesse engagée. Elle représente un cas exceptionnel dans la mode, où la fidélité et l’engagement sont rarement des priorités. Elle a porté sa démarche durable très haut et très loin. Même si beaucoup de petites marques travaillent avec par exemple des tissus de récupération, elle parvient à le faire à échelle industrielle, ce qui n’est intrinsèquement pas évident. Comme la communauté Ester Manas, elle lie des gens. Quand on défend quelque chose, on devient une famille. Elles ont un point de vue, qu’elles soutiennent, et leur démarche fédère. »
Culture et couture
Quand on lui demande comment on fabrique des « cultures de mode », Tony Delcampe explique : « Nous sommes déjà fondamentalement presque une famille à l’école. D’abord parce que nous sommes l’un des rares établissements à compter si peu d’élèves, sans doute en raison d’une sélection drastique des candidats. Les étudiants sont à peine une vingtaine en première année, et de deux à six au moment du diplôme, cinq ans plus tard. Ils ont un rapport assez proche, une sorte de lien fraternel, et comme nos cours sont quasiment individuels, ça crée un rapport de proximité, une complicité créative. Ensuite, entre étudiants, ils font souvent leurs stages dans les mêmes maisons et partent ensemble, généralement à Paris. Sans parler des liens qui se tissent dans leur vie privée. » Un nombre étonnant de couples de mode se sont formés à La Cambre, et ils perdurent longtemps après les études, à la fois à la ville et au studio. On ne le sait pas toujours, mais souvent derrière un nom, ou aux sources du succès d’une grande maison, ce sont deux personnes qui tiennent la barre, même si une seule figure sur l’étiquette. Tony Delcampe, en quelque sorte figure paternelle de cette généalogie de designers plébiscités, mentionne la pédagogie mise en place, comme un fil conducteur. Leur ADN commun ? « Les créateurs qui sortent de cette école ne produisent pas une mode fantasmée, elle est pragmatique. Les inspirations sont logées dans un savoir-faire qui inclut les matières, la couture, la fabrication. Les élèves sont compétents dans tout le processus de création d’une collection, ils sont capables de tout gérer, et ne se laissent pas déposséder de leur identité. On perçoit dans leur signature une recherche dans les silhouettes, dans les proportions, dans la conception d’un vêtement qui est au centre même de leurs préoccupations. On ne leur apprend pas à faire de l’image, mais des vêtements. » Qui deviennent un langage, partagé, propagé, signes d’appartenances éloquents, prêts à être transmis à la génération suivante, qui racontera ses propres histoires.