SOCIETAL

Texte & Photos : Hannah Walti

On n’arrive pas à Inukjuak, village inuit du Nunavik, au Canada, par hasard. Une visite à une amie d’enfance aujourd’hui médecin à la clinique locale, des recherches pour un documentaire sur le quotidien des communautés du Nord et nous voilà immergés dans un ailleurs qu’on n’imaginait pas. Où sous l’étonnant soleil de minuit, la vie d’apparence simple et tranquille garde en elle les douleurs du passé.




On pourrait penser que loin au Nord, dans la toundra, la terre est perpétuellement recouverte d’une couche de neige et de glace, figée dans un état immobile de cristal blanc optique. Mais la glace fond au printemps, révélant des kilomètres infinis de buissons moussus, des rivières serpentant à travers des formations rocheuses cubiques et des dunes de sable, avec de la poussière qui colle à l’extérieur des maisons préfabriquées, aux VTT à quatre roues, aux cheveux, à la peau et à l’intérieur de la bouche. L’air s’alourdit d’humidité et les mouches à chevreuil prennent les villages du nord d’assaut, des milliers d’entre elles finissant dans des bocaux d’eau sucrée ou collées à du ruban adhésif double-face sur les fenêtres des portes d’entrée. Le soleil arrête presque complètement de se coucher.

À Inukjuak, , la neige commence à fondre à la fin du mois de mai. Le processus est très rapide, et quand l’école est finie et que les meilleurs spots de pêche sur glace deviennent inaccessibles en motoneige, le soleil assèche les dernières flaques de glace. Les 2 000 habitants d’Inukjuak échangent leurs manteaux, mitaines et pantalons de neige pour des t-shirts et des jeans, et les adolescents traînent dans la rue jusqu’au matin dans la lumière couleur de feu du soleil de minuit. Le printemps arrive, et c’est un rappel que le temps passe dans le nord, même s’il semble parfois s’être arrêté.

Nous avions rencontré Geela Kumarluk, travailleuse sociale inukjuammiut (Inuit d’Inukjuak), lors d’une soirée bingo en décembre de la même année. À cette période de l’année, la toundra était presque invisible, perdue dans d’épais blizzards originels et dans des nuits de dix-huit heures. Il semblait approprié d’apprendre, de Geela et de sa sœur, que la blessure la plus douloureuse du Nord est une blessure qui ne se voit pas : le traumatisme générationnel. Plus tard, nous établirions une liste des membres de sa communauté qu’elle interviewerait, s’enquérant de leur passé et, par définition, du sien.

Les entreprises coloniales conçues pour assimiler les Inuits, comme les « pensionnats indiens » et une délocalisation forcée de trente ans, ont affecté les membres de la communauté de façon inimaginable jusqu’à la fin des années 90. Lorsque ceux qui ont survécu sont revenus, ils sont revenus profondément affectés et maintenant, leurs enfants et petits-enfants sont aux prises avec des meurtrissures dont ils font l’expérience et parfois les frais, mais qu’ils ne savent pas comment guérir.

Alors que le village se préparait pour une célébration de culture traditionnelle, l’aînée Anna Ohaituk a parlé des colliers numérotés que le gouvernement utilisait pour identifier les enfants inuits, puis de ses fiançailles spontanées avec un homme qui a enroulé un morceau de papier autour de son annulaire quand elle lui a dit oui. Les adolescentes ont parlé de volley-ball et d’aller à l’université dans le Sud, et le maire et son groupe de rock ont parlé d’inuktitut (la langue inuit) et d’autosuffisance dans le Nord.

Parler ne fera pas disparaître comme par magie le traumatisme profond infligé par le gouvernement canadien. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, alors que les gens racontent la douleur et leurs moments de bonheur, il fait plus chaud et plus lumineux sur la terre et, comme ça, c’est le printemps.

 

 

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Texte : Carine Chenaux

Dessin: Théo Ranc

 

« J’n’ai pas le temps d’avoir le temps », lançait, pragmatique, la chanteuse Aya Nakamura, sur son titre Comportement en 2017. Parce que les heures filent et que la vie est courte. Mais le problème est qu’aujourd’hui, si l’on en est bien conscient, on en est de plus en plus persuadé collectivement parlant. Ainsi, selon le cabinet de prospective Nelly Rodi, face aux conflits, aux dérèglements climatiques, aux pandémies ou encore au vieillissement de la population, « beaucoup se disent que notre fin est proche ». Au point de tout faire pour dédramatiser la question, en fêtant par exemple avec conviction, Halloween et Dia de los muertos. Bien sûr, dans ce contexte, le marketing du trépas se développe, de façon parfois étrange, avec utilisations diverses des cendres des défunts ou création via l’IA, d’avatars de nos proches disparus. Miroir de la société, l’art contemporain n’est évidemment pas en reste, et si le plasticien Anish Kapoor aura récemment marqué les esprits avec des œuvres « sanglantes », on remarque aujourd’hui un vrai retour en grâce des vanités, ces représentations de « têtes de morts » (souvent accompagnées de sabliers, fleurs fanées ou pendules), destinées à nous remémorer le côté éphémère, fragile et… vain de la vie. Parmi les plus marquantes du moment, on retiendra ainsi l’œuvre monumentale Mass du sculpteur australien Ron Mueck. Exposée récemment à Paris, à la Fondation Cartier (dans le cadre d’une rétrospective bientôt montrée en Italie), cette installation de cent gigantesques crânes, vouée à « faire réagir les visiteurs selon leur sensibilité propre », aura surpris de la part d’un artiste habitué à représenter des corps dans leur entièreté.

Pour accompagner le mouvement, évidemment, il fallait bien une bande-son, et l’on notera entre autres que le métal, réputé diabolique, s’offre désormais un vrai regain d’intérêt, tandis que l’iconique groupe Depeche Mode a choisi d’intituler son 15è album studio Memento Mori (le fameux « Souviens-toi que tu vas mourir »). Revenu au top des écoutes à la faveur de l’utilisation de son titre historique Never let me down dans l’ultra-populaire série de zombies The Last of us, le (désormais) duo ne pouvait ici viser plus juste. En particulier avec son single Ghosts again et le clip qui l’accompagne, réalisé par Anton Corbijn, inspiré par le film Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman où un chevalier joue une partie d’échecs contre la Mort…

Reste que pour apprivoiser gentiment la tendance, on vous conseillera plutôt de vous adonner à un autre Memento Mori, romanesque celui-ci et écrit dans les 50’s par Dame Muriel Spark, où l’on ne sait si des personnes âgées décèdent naturellement ou pas. Un bijou d’humour britannique à savourer, pourquoi pas, en écoutant en boucle le jubilatoire titre C’est la mort de Stereo Total. Histoire d’entonner joyeusement avec tous ses amis fatalistes : « C’est comme ça, c’est comme ci, c’est la mort, c’est la vie… »

 

Exposition Ron Mueck, à la Triennale Milano, de décembre 2023 à mars 2024.

A lire sur le site du cabinet Nelly Rodi, « La mort nous va si bien : la nouvelle tendance funèbre ».

 

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Art

Texte : Carine Chenaux


Connaissez-vous « l’abstraction satirique » ? Peut-être pas davantage que l’artiste américain qui a un jour défini ainsi ses dessins, peintures et collages, parce qu’ils étaient à la fois non-figuratifs, humbles et joyeux. Détaché de tout dogme, Eugene J. Martin prenait pourtant son travail au sérieux. Au point de littéralement lui consacrer sa vie. Dix-huit ans après sa disparition, on le redécouvre à la faveur d’une exposition monographique à Paris. La première qui lui est consacrée.



Eugene J. Martin (1938-2005) suscite depuis plusieurs mois, un engouement inédit. Une attention aussi soudaine que méritée, dont le point de départ aura été la présentation d’une sélection de ses œuvres, dans le cadre de l’édition 2022 de Drawing Art Fair au Carreau du Temple à Paris. L’initiative est à mettre au compte de la Galerie Zlotowski qui le représente en France. Car en même temps qu’elle contribue au rayonnement de grands noms (Sonia Delaunay, Jean Dubuffet, Fernand Léger, Le Corbusier…), celle-ci s’est fait une spécialité de remettre en lumière des artistes plus méconnus de la seconde moitié du 20è siècle, dont le peintre africain américain fait partie.



Un intérêt qui s’explique d’autant plus aisément, que, déjà même avant d’appréhender son travail, le personnage, charismatique s’il en est, a tout du héros de roman. Avec ses faux airs de Gil Scott-Heron et sa manière si reconnaissable de s’installer sur un banc pour réfléchir, comme on le découvre sur des clichés de l’orée des 70’s, Eugene James Martin avait de quoi attirer tous les regards. C’est pourtant dans la plus grande discrétion qu’il a choisi de mener sa vie, conséquence possible d’une jeunesse tourmentée. Né d’un père musicien de jazz et d’une mère disparue quand il n’a que quatre ans, c’est dans des foyers, dont il s’évade dès qu’il le peut, que démarre son histoire. Devenu multi-instrumentiste dans un groupe de rythm n’blues, il opte cependant vite pour la peinture, sa vraie passion, et ce, malgré le spectre de la ségrégation raciale, qui ne l’épargnera pas davantage dans son existence que dans sa carrière.



Au vu de la liberté dont l’artiste aura toujours fait preuve au travers de son travail, on pourrait croire Eugene J. Martin autodidacte. Cependant, formé à la Corcoran School of Art and Design de Washington entre 1960 et 1963, c’est fort d’une grande culture picturale qu’il entame son parcours. Passionné par Picasso, Kandinsky, Miro ou Klee, dont on le rapprochera le plus souvent, il se tourne vite vers l’abstraction, tout en se déjouant des codes et des attentes du marché. Cette non-stratégie l’obligera parfois à adapter ses techniques aux maigres moyens dont il dispose. Et le mènera souvent vers des hasards heureux, de ses collages magnifiques, faits de fragments d’œuvres peintes à ses dessins, réalisés avec de simples calames de bambous et de l’encre, qui révèlent une exceptionnelle palette de teintes neutres chez ce coloriste de génie. Marié en 1988 à Suzanne Fredericq, une biologiste belge tombée amoureuse de son travail avant de rencontrer l’homme derrière les pinceaux, Eugene J. Martin trouvera dès lors une nouvelle sérénité. Soutenu par son épouse, il pourra plus que jamais créer à sa guise jusqu’à sa disparition en 2005. Inclassables, jubilatoires, volontairement exemptes de tout message politique ou sociétal et souvent même de titres, ses œuvres font aujourd’hui partie des collections permanentes de nombreux musées américains.

 

Exposition Eugene J. Martin, jusqu’au 30 juin 2023 à la Galerie Zlotowski, 20 rue de Seine, Paris 6. www.galeriezlotowsi.fr.

Catalogue bilingue, préface de Suzanne Fredericq, texte de Philippe Dagen, plus de 50 œuvres reproduites, Les Éditions Martin de Halleux, 24 €.

www.eugemartinart.com.

 

 

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Art

Texte : Carine Chenaux


Seule manifestation internationale consacrée, comme son titre l’indique, au(x) Portrait(s), le Rendez-Vous Photographique de Vichy est de retour cet été pour une onzième édition. Au fil de neuf expositions, on y admirera « la mécanique des corps », fil rouge de l’événement, mais on tentera aussi de comprendre comment et surtout pourquoi un artiste choisit d’étudier les autres pour construire son œuvre.

« Les plus merveilleuses des représentations d’êtres humains, réalisées avec une attention absolue, tout comme les ressemblances obtenues grâce à un savoir-faire durement acquis, ont une grande valeur culturelle. Qu’ils soient fidèles à l’apparence du modèle ou qu’ils expriment son caractère, les portraits peints ont une signification majeure, liée à notre intérêt commun pour l’observation et l’apprentissage d’autrui. », considérait en 2015 le grand historien Sandy Naire, alors directeur d’un musée parmi les plus fascinants du monde, la National Portrait Gallery à Londres. Une analyse alors circonscrite à la peinture, mais exprimée selon lui, dans un monde saturé de représentations de visages. Et que l’on pourra donc aussi aisément appliquer au portrait photographique. Car pour peu qu’on emprunte la voie artistique, qu’importe le médium : à chaque fois, le propos est de scruter l’âme humaine si ce n’est en prime, de constater les mutations de la société. Voire plus simplement de pénétrer d’étonnants microcosmes, comme l’aura révélé récemment la très réussie commande nationale « Radioscopie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire », financée par le Ministère de la culture et pilotée par la BnF.

Miss et militaires

Deux des séries livrées à cette occasion sont donc à juste titre mises à l’honneur par le Rendez-Vous de Vichy. A commencer par « Allons enfants ! », réalisée par Stéphane Lavoué. Fils et petit-fils de militaire, le photographe est ainsi parti à la rencontre de jeunes engagés, élèves sous-officiers ou nouvelles recrues de Saint-Cyr, dont la physionomie parfois encore juvénile contraste avec la rigueur de l’institution. Une manière de s’interroger sur l’étonnant engouement que suscite l’armée depuis le confinement et le conflit en Ukraine.

Immergé dans un monde très différent, Gilles Leimdorfer, habitué à revisiter avec humour et sensibilité, « les lieux communs de la France éternelle » a su lui aussi s’illustrer. Il a ici choisi de remettre en lumière d’anciennes Miss, couronnées alors que les concours n’étaient pas encore télévisés ; retraçant ainsi autant de parcours de vie et rappelant que « Les reines de beauté sont aussi des femmes âgées. », selon le titre de l’un de ses clichés.

Are you normal ? No !!!

Mais parmi les propositions de cette nouvelle édition, c’est la grande rétrospective « La Beauté est un leurre » présentée en extérieur par le cultissime photographe néerlandais Erwin Olaf qui promet d’attirer le plus vaste public. L’occasion pour le spectateur, de (re)découvrir les mises en scène parfaites et les portraits saisissants que ce grand nom de la discipline réalise depuis quatre décennies, en n’oubliant jamais de regarder au-delà de l’image. Car ainsi que le définit la galerie Rabouan Moussion qui le représente : « L’extrême sophistication de ses descriptions et la précision de l’ensemble des éléments visuels confèrent à ses photographies une apparente sérénité. Celle-ci dissimule un sous-texte évoquant des questions profondément humaines et sociales : déclin de l’Occident, tabous sociétaux, politiques de genre, problématiques queer… et une interrogation récurrente : qu’est-ce que la normalité ? » Une question que se pose aussi le Belge Jacques Sonck, lui qui, en noir et blanc, immortalise depuis 1970 en Flandres, les originaux, les excentriques, ceux qui détonent et se démarquent des autres : « C’est la diversité́ qui m’intéresse, assène-t-il ainsi. Peut-être que grâce à mon travail, les gens apprennent à voir différemment, avec une curiosité empathique envers mes sujets. Nous sommes tous différents, tel est mon leitmotiv, et que nous en soyons fiers en est le message. » Une philosophie en phase avec celle des équipes de Portrait(s) et de sa directrice artistique Fanny Dupêchez, mues par l’envie de d’éviter les lieux communs, tout en multipliant les surprises comme les espaces de transmission ou d’enseignements. Et ce, y compris, comme il est de coutume ici, en faisant une belle place au côté des artistes, aux autres métiers de l’image (cette fois, les rôles respectifs du producteur et de l’agent). De quoi vraiment appréhender ce que les photos racontent dans leur ensemble, par-delà les simples regards.

 

Portrait(s), Le Rendez-vous photographique de Vichy, du 23 juin au 1er octobre 2023. Esplanade du Lac d’Allier, Grand Établissement Thermal, Hall des Sources, Parvis de la Gare à Vichy (03). Entrée libre.

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Art

Texte : Arthur Mayadoux
Photos Yohann Gozard

 

Artiste au croisement des disciplines et des savoirs, Floryan Varennes construit des objets issus d’une sorte de futur médiéval, en questionnant la société du care et de l’enfermement, mais surtout notre propre rapport à la violence.

 

Quelque part entre le conte, la chanson de geste ou le petit précis du Moyen-Âge, Floryan Varennes crée un univers singulier dans lequel on circule comme dans des cellules monastiques. Ses sculptures composées de prothèses médicales collectées ou fantasmées plongent le spectateur dans un temps suspendu. Chez lui, il est question de l’incarné, de la présence au monde, du sang et tout cela se fait via des mondes imaginaires, à l’instar de l’heroic fantasy qui infuse largement son œuvre. Au cœur de cette fantasmagorie, qui se dessine en d’imposantes installations, se trouve le sujet sensible de notre vulnérabilité. La fragilité des corps oppressés et des passions amoureuses se dit dans des armures translucides qui flottent quoique alourdies par de trop nombreux rivets (Matriarche, 2022) ou encore dans des armes de tournoi en verre (Amour toujours, Oblivion, 2020-2021) – si fragiles qu’on ne peut les toucher. C’est notre lien intime à la chair et aux os que Floryan Varennes interroge et ses dispositifs néo-chirurgicaux sont autant des instruments de contrainte que des révélateurs. Car chaque observation de ses œuvres nous fait passer à la Question pour faire surgir la vérité, notre vérité. C’est une machine infernale qui révèle l’humanité à elle-même : nous sommes des êtres physiques. C’est un retour au livre, au verbe premier de l’humanité faite de cruauté (qui vient de crudus, le sang, nous rappelle l’artiste). Chacune de ces œuvres est une catharsis, un espace où l’âme vient se remémorer à elle-même, un instant suspendu à l’extérieur de la brutalité du monde. On est à la lisière de l’expérience messianique quand on découvre le corps échoué de Floryan Varennes sur une plage dans Mirari : a life release, réalisée en collaboration avec Harriette Davey et Imogen Davey. L’artiste est humain parmi les humains mais transfiguré par l’intelligence artificielle. Comme face à une représentation du Christ, le spectateur est rappelé à son humanité par la présence d’une entité anthropomorphe sublimée. Dans un grand dénuement esthétique, à rebours de toute tentation baroque, on expérimente sa propre inconsistance. Poussière nous redeviendrons poussière, oui mais d’étoiles. Face à tant de beauté, comment ne pas tomber en adoration ?

Exposition L’Art dans les Chapelles, 32e éditions. 7 juillet / 17 septembre 2023 – Pontivy, Bretagne.

Exposition collective pendant le Voyage à Nantes,1er juillet au 3 septembre 2023, Nantes

 

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Music

Propos recueillis par Carine Chenaux
Photo par Axle Joseph
Illustration Camila Klotz

 

Alors que ressort dans une édition Iconic, enrichie de cinq titres, son album Théorème, Bilal Hassani se livre sur son travail et ses mille vies. A 23 ans à peine, cet artiste riche d’une formation classique qui lui promet une carrière à 360°, se démarque par sa douceur et son empathie, en même temps que par sa solidité et sa détermination (mais aussi par sa sublime mise en beauté réalisée pendant l’interview).

Pourquoi ressortir ton album Théorème moins d’un an après sa sortie ?

Son histoire a commencé pendant le Mois des Fiertés de l’an dernier, avec la sortie du premier single « Il ou Elle ». Quand on a lancé cette aventure, je savais que j’aurais envie en quelque sorte, de « boucler la boucle » pendant le Mois des Fiertés de l’année suivante. C’était prémédité (sourire). Ma volonté était de vivre toutes les étapes de l’album pendant douze mois, parce que Théorème parle d’une reconstruction post-traumatique. Il induit donc la nécessité de réapprendre à se connaître après avoir vécu quelque chose de très difficile. Cette réédition symbolise donc un peu les derniers « crachats » de ce qu’il en reste et qui fait mal ; les vieux fantômes du passé qu’on chasse une dernière fois. Elle comporte ainsi beaucoup de chants presque « de manifestation », où j’appelle à un futur glorieux, à vivre avec encore plus de confiance en soi.

Le nouveau single s’intitule « New Dimension » et c’est l’un des titres qui est écrit en anglais…

Oui, parce que je me suis rendu compte que les textes, sont parfois pour moi, plus faciles à écrire sans passer par le français. Cela me permet un certain recul, une petite distance que je peux mettre entre moi et ceux qui m’écoutent. Au final, la réédition de l’album compte cinq inédits que mon public connaît un peu, puisque je les ai déjà interprétés en live, à l’exception de ce « New Dimension ». J’y dis : « Battons-nous et allons-y en regardant vraiment en face, parce qu’on ne peut laisser les autres nous interdire de nous épanouir complétement, ni d’aimer, ni de simplement vivre. » Je pense que toutes les minorités vivent avec ce petit truc qui dérange tout le temps, cette différence qui fait que l’on croit devoir travailler dix fois plus que les autres et qui entrave la perspective d’une vie totalement heureuse. Ce que j’essaie de dire avec ce titre, c’est : « Et si on se barre, tous, là, maintenant, pour décider juste d’exister, peut-être qu’on ouvrira une nouvelle dimension ? » Tout ça est évidemment hyper utopique, mais c’est agréable de rêver.

Tu parles de reconstruction post-traumatique, est-ce déjà en partie une réflexion sur divers épisodes de ta vie ?

Oui en effet, j’en évoque plusieurs et ils sont un peu parsemés dans tout l’album, J’évoque parfois ce passage à l’âge adulte qui, je pense, se fait presque systématiquement de manière assez abrupte, quand on est une personne queer. On est souvent confronté à quelque chose de très grand alors qu’on est un peu trop jeune pour l’affronter.

Mais c’est surtout un événement en particulier, une agression très violente que tu as subie avant l’enregistrement, qui est au cœur de l’album.

Oui, et il ponctue la première et la deuxième partie de l’album. Là, je raconte un événement qui fait qu’on est littéralement chosifié. Un moment où l’on n’est plus pendant un instant et après lequel, il va justement falloir réapprendre à être, avec de nouvelles armes, qu’on aura paradoxalement acquises grâce à ce trauma. Être plus vigilant, mieux comprendre les côtés sombres de l’âme humaine…

Souvent, tu es amené à avoir des interviews qui laissent franchement ton travail artistique de côté…

Je pense que je suis suffisamment pragmatique pour comprendre que les choses se passent comme ça et que ça risque de durer encore un petit bout de temps avant qu’on arrive à ne plus devoir justifier mon existence quand je suis présenté dans un média. Il faut dire que quand je suis arrivé en 2019, je n’existais pas pour le public. Du coup, c’était un peu comme si une nouvelle créature débarquait, et qu’on la présentait comme une nouvelle bête au zoo. Il faut donc expliquer à tout le monde ce que c’est, comment ça marche. Et quand « la bête » commence à réfléchir et à agir, évidemment ça fait un peu peur et il faut qu’elle revienne justifier et expliquer pourquoi elle est dans une certaine démarche.

Ca serait plus facile si « la bête » apparaissait comme davantage écervelée… ?

Bien sûr ! Mais comme quand on m’a interrogé sur certaines questions touchant au genre, je me suis montré assez éloquent et en même temps assez intelligible, on a vite conclu que quand on voulait parler de ces choses-là, on avait Bilal Hassani. En tout cas, je ne me positionne pas comme un porte-parole, même si on me voit parfois comme ça.

Ca peut être tout de même frustrant ?

Un peu… J’écris, je compose, je produis, mes chansons. Je suis aussi éditeur via mon label House of Hassanique j’ai fondé il y a deux ans, je fais beaucoup de choses. Alors non, je ne demande pas plus d’attention, mais j’aimerais que celle qu’on m’accorde dévie parfois un peu, pour me laisser parler davantage de mes projets.

Après avoir été empêché de te produire en concert dans une ancienne église à Metz en avril dernier, tu as marqué les esprits en interprétant le titre Laissez-moi danser sur le plateau de l’émission C à Vous sur France 5…

Ce qui était marrant dans cette histoire, c’est que ça faisait un moment qu’il ne m’était rien arrivé. J’avais même vécu plein de belles choses, comme ma participation à Danse avec les stars où j’étais le premier homme à danser avec un homme. Les réactions avaient été vraiment positives, à tel point qu’ensuite, j’avais été invité à être juge dans l’émission. Du coup, sur les réseaux sociaux, ma vie était beaucoup plus tranquille. Je n’étais plus du tout dans la ligne de mire des trolls et je m’étais habitué à ça. J’avais ma fanbase, un petit comité de gens passionnés par mes projets, autant que moi, si ce n’est davantage. On passait un très bon moment et puis, il y a ce truc qui est venu tout casser. Mais bon, je suis remonté sur scène dès le lendemain et, sans me redonner de la force puisque je ne l’avais pas perdue, mais, ça m’a tout de suite recentré. Je ne suis pas un objet médiatique ni un concept, je suis un artiste. D’ailleurs, je n’ai aucun souvenir de moi qui ne voulais pas faire ce que je fais actuellement.

Aujourd’hui, quelle pourrait être ta quête personnelle ?

Je pense qu’il faut que les gens continuent de réagir, c’est-à-dire adorer ou détester le projet Bilal Hassani. Je serai beaucoup plus triste si un jour, tout le monde se met d’accord pour dire que ce que je fais est vraiment très bien. Parce que quand ça convient à tous, c’est que c’est moyen. A part ça, ma quête est très simple. J’ai dit à quatre ans que je voulais devenir la plus grande pop star intergalactique, et ça n’a pas bougé (rires).

Après, il y a de nouveaux enjeux qui se sont présentés quand j’ai grandi. La découverte de ma sexualité, et puis ensuite, la découverte de l’intolérance et le constat que cette mauvaise énergie allait me suivre toute ma vie. Pourtant, je ne veux pas m’inscrire dans un combat « contre ». Déjà pour rester sain dans ma tête, et aussi pour continuer de produire une œuvre qui sera fidèle aux rêves de l’enfant que j’étais. Il faut que je suive mon chemin, sans m’inquiéter des réactions, mais en considérant qu’elles ne peuvent pas m’atteindre.

 

Regarder ailleurs alors ?

 

Non, parce qu’il y a tout de même une petite contradiction dans ce que je dis. En vérité, il m’arrive de prendre la parole sur certains sujets quand instinctivement, je juge que c’est utile. Mais je le fais pour ma génération. Je suis arrivé à un moment où la société prenait un tournant différent, en posant que plus en plus de questions autour de l’identité. J’assiste à ça en tant qu’être humain, je constate que tout va très vite et que me dis que c’est beau à voir. Mais il faut le préserver.

 

Quels sont tes projets ?

 

J’ai envie de créer plein de choses. Je sors cette réédition, mais je passe mon temps au studio pour continuer de faire des chansons. Je tourne deux films cette année, le premier étant Les Reines du drame d’Alexis Langlois, dont c’est le premier long-métrage. Je ne veux me limiter à rien. A partir du moment où j’ai été catégorisé OVNI, j’ai acquis le droit de tout faire ! (rire) Un peu comme si j’étais dans un état d’hypnose permanent qui me transposerait dans une dimension parallèle où tout est autorisé, où j’ai tous les cheat codes du jeu de la vie.


 

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