Art

Texte : Carine Chenaux


Connaissez-vous « l’abstraction satirique » ? Peut-être pas davantage que l’artiste américain qui a un jour défini ainsi ses dessins, peintures et collages, parce qu’ils étaient à la fois non-figuratifs, humbles et joyeux. Détaché de tout dogme, Eugene J. Martin prenait pourtant son travail au sérieux. Au point de littéralement lui consacrer sa vie. Dix-huit ans après sa disparition, on le redécouvre à la faveur d’une exposition monographique à Paris. La première qui lui est consacrée.



Eugene J. Martin (1938-2005) suscite depuis plusieurs mois, un engouement inédit. Une attention aussi soudaine que méritée, dont le point de départ aura été la présentation d’une sélection de ses œuvres, dans le cadre de l’édition 2022 de Drawing Art Fair au Carreau du Temple à Paris. L’initiative est à mettre au compte de la Galerie Zlotowski qui le représente en France. Car en même temps qu’elle contribue au rayonnement de grands noms (Sonia Delaunay, Jean Dubuffet, Fernand Léger, Le Corbusier…), celle-ci s’est fait une spécialité de remettre en lumière des artistes plus méconnus de la seconde moitié du 20è siècle, dont le peintre africain américain fait partie.



Un intérêt qui s’explique d’autant plus aisément, que, déjà même avant d’appréhender son travail, le personnage, charismatique s’il en est, a tout du héros de roman. Avec ses faux airs de Gil Scott-Heron et sa manière si reconnaissable de s’installer sur un banc pour réfléchir, comme on le découvre sur des clichés de l’orée des 70’s, Eugene James Martin avait de quoi attirer tous les regards. C’est pourtant dans la plus grande discrétion qu’il a choisi de mener sa vie, conséquence possible d’une jeunesse tourmentée. Né d’un père musicien de jazz et d’une mère disparue quand il n’a que quatre ans, c’est dans des foyers, dont il s’évade dès qu’il le peut, que démarre son histoire. Devenu multi-instrumentiste dans un groupe de rythm n’blues, il opte cependant vite pour la peinture, sa vraie passion, et ce, malgré le spectre de la ségrégation raciale, qui ne l’épargnera pas davantage dans son existence que dans sa carrière.



Au vu de la liberté dont l’artiste aura toujours fait preuve au travers de son travail, on pourrait croire Eugene J. Martin autodidacte. Cependant, formé à la Corcoran School of Art and Design de Washington entre 1960 et 1963, c’est fort d’une grande culture picturale qu’il entame son parcours. Passionné par Picasso, Kandinsky, Miro ou Klee, dont on le rapprochera le plus souvent, il se tourne vite vers l’abstraction, tout en se déjouant des codes et des attentes du marché. Cette non-stratégie l’obligera parfois à adapter ses techniques aux maigres moyens dont il dispose. Et le mènera souvent vers des hasards heureux, de ses collages magnifiques, faits de fragments d’œuvres peintes à ses dessins, réalisés avec de simples calames de bambous et de l’encre, qui révèlent une exceptionnelle palette de teintes neutres chez ce coloriste de génie. Marié en 1988 à Suzanne Fredericq, une biologiste belge tombée amoureuse de son travail avant de rencontrer l’homme derrière les pinceaux, Eugene J. Martin trouvera dès lors une nouvelle sérénité. Soutenu par son épouse, il pourra plus que jamais créer à sa guise jusqu’à sa disparition en 2005. Inclassables, jubilatoires, volontairement exemptes de tout message politique ou sociétal et souvent même de titres, ses œuvres font aujourd’hui partie des collections permanentes de nombreux musées américains.

 

Exposition Eugene J. Martin, jusqu’au 30 juin 2023 à la Galerie Zlotowski, 20 rue de Seine, Paris 6. www.galeriezlotowsi.fr.

Catalogue bilingue, préface de Suzanne Fredericq, texte de Philippe Dagen, plus de 50 œuvres reproduites, Les Éditions Martin de Halleux, 24 €.

www.eugemartinart.com.

 

 

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Texte : Hannah Walti

Matthias Garcia a créé un monde où le réel et l’irréel se mélangent dans une hybridation colorée qui fait vibrer les cordes les plus anciennes et secrètes des émotions fortes de l’enfance. L’artiste, qui a déjà établi une esthétique incroyablement forte à peine trois ans après sa sortie des Beaux-Arts, présente sa nouvelle exposition Mon chant sans sort.

Le conte préféré de Matthias Garcia, c’est La Petite Sirène, version Andersen, avec les aiguilles dans les pieds à la fin. Le jeune peintre parle de son exposition comme d’une réactualisation, au moins en partie, de son regard sur le destin de la sirène éponyme, tout en s’inspirant aussi du chant des sirènes de L’Odyssée. La date d’ouverture de ce solo show en octobre dernier, un vendredi 13, n’a certainement pas été choisie par hasard. En tout cas, puisqu’elle renvoie à une symbolique de superstitions, de magie et d’histoires racontées en marmonnant dans la cour de récré, elle convient parfaitement à l’œuvre de ce peintre qui semble comprendre presque trop bien les émotions pures de l’enfance. Lui qui, petit, dessinait « des sirènes, et beaucoup de diables », mais aussi des pyramides et des séances de psychanalyse imaginées, voudrait ainsi que l’on voie dans son travail actuel, « la conservation du regard d’enfant sur les choses du monde extérieur », mais sans omettre « le débat interne de la conscience de la mort ».

 

Entre deux rives

 

L’émotion et la narration, pour lui, « sont indissociables (…) La peinture figurative permet de propager des tentatives de narration, qui sont en même temps la figuration d’émotions. »

Dès lors, il crée des œuvres qui sont comme un portail, à l’huile ou à l’encre de Chine, vers un monde incroyablement attirant où se mêlent le concret et l’utopie. « C’est mon combat de tous les jours et je ne sais pas si j’arrive à doser proprement les deux. J’ai beaucoup été dans la surdose d’irréel pour attaquer le réel et maintenant, je cherche le point d’équilibre.” Et de reprendre : « Sur le plan formel, je dirais que les images que je produis sont la synthèse et le résultat de l’affrontement entre ce qui jaillit de mon imaginaire et des lois de la matière propre à la peinture, tandis que symboliquement, elles sont la somme des émotions traversées en tant qu’humain. » Des œuvres complexes, parfois tortueuses et colorées au point qu’on s’y perd presque si on les regarde trop longtemps, mais qui touchent immanquablement au cœur l’enfant que l’on est toujours et l’adulte qu’on est presque devenu.

 

“Mon chant sans sort” de Matthias Garcia, à la Galerie Sultana, 75 rue Beaubourg, Paris 3è, jusqu’au 25 novembre 2023.

 

 

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Texte : Carine Chenaux

A Paris, la Galleria Continua consacre son vaste espace à la redécouverte d’un artiste majeur disparu à l’orée du millénaire. Né à Shangaï et venu en France dans les 80’s pour s’ouvrir à d’autres mondes parce qu’il savait que son temps lui était compté, Chen Zhen n’aura eu de cesse dès lors, de construire des ponts entre Orient et Occident et de réfléchir – avec préscience – au devenir de l’être humain face à la mondialisation.

Présente depuis San Gimignano et Rome jusqu’à des succursales à Pékin, São Paulo, La Havane, Dubaï ou Pékin, la très active et intelligente Galleria Continua avait réalisé début 2021, la prouesse de s’imposer à Paris lors du confinement. Rare adresse culturelle alors autorisée à montrer de l’art – une très remarquée exposition de JR – puisqu’elle délivrait dans le même temps, d’essentiels et jubilatoires produits d’épicerie, elle témoignait ainsi déjà de son ancrage dans le réel comme de sa capacité à garder nos esprits à l’affût. Presque trois ans plus tard, la galerie s’est fait une vraie place dans la capitale et ne cesse de nous emmener sur le terrain de la découverte et de la réflexion. C’est ainsi particulièrement le cas avec son dernier événement en date, une exposition monographique de l’artiste franco-chinois Chen Zhen, que ses fondateurs avaient découvert lors de la participation de celui-ci à la Biennale de Venise en 1999.

Un artiste entre deux rives

Né en 1955 à Shangaï dans une famille de médecins francophones, l’artiste, peintre de talent, découvre à vingt-cinq ans, qu’il est atteint d’une maladie incurable, l’anémie hémolytique. Une annonce qui dès lors évidemment, bouleverse sa vision du temps, mais change aussi sa conception de l’espace. Aussi, si le premier lui fait défaut, l’autre paraît instantanément s’ouvrir à lui. Et si à partir de là, il voyagera beaucoup, c’est en France, à Paris, qu’il décide de s’installer, pour être au plus près de la création comme pour s’ouvrir à un nouveau mode de vie qu’il ne connaît que de loin. Devenu portraitiste à Montmartre par nécessité, Chen Zhen a là tout le loisir de s’interroger sur son statut de « sans-abri culturel », ayant perdu ses attaches sans pour autant en avoir vraiment trouvé de nouvelles. Conscient qu’à l’heure des migrations, ce sentiment de non-appartenance est en passe de se généraliser, il décide de consacrer son œuvre à ce qu’il appelle la « transexpérience », soit l’art qui naît de la rencontre entre les différentes cultures et le mélange des identités. Avec en filigrane toujours, la façon dont les exilés et les nomades vivent chacun à leur façon, leur déracinement.

Un virtuose de l’installation

La démarche implique un changement radical dans son travail. Cela en sera fini pour lui de la peinture, à l’exception d’huiles abstraites réalisées au Tibet et d’une série de (magnifiques) tableaux représentant un à un les visages des membres d’une communauté de Shakers américains. Utile, cette dernière expérience aura permis à l’artiste de pousser au plus loin sa découverte des autres « mondes », avec ce groupe d’individus minimalistes et très pieux, qui s’ils peuvent entrer en transe via la prière, savent suspendre le temps au fil de chaque geste de leur quotidien. Pour le reste, Chen Zhen se consacrera désormais exclusivement à la réalisation d’installations très différentes esthétiquement, mais avec pour points communs de questionner les interactions entre les peuples ou encore les relations qu’entretient l’humain avec la nature autant qu’avec la société de consommation. Sans omettre bien sûr, à l’heure où le Moyen-Orient s’embrase déjà, de s’interroger sur les conflits armés (représentés par une multitude de jouets miniatures, du mobilier-instrument de percussion ou des unes de magazines), mais aussi sur la paix et l’espoir que suscitent les jeunes générations (symbolisées dans Un village sans frontières, par des bougies multicolores sur des chaises d’enfant).

Des pièces-maîtresses de haut vol

Parmi les œuvres présentées sur les trois étages de la galerie, certaines, parmi les plus imposantes, amusent ou émeuvent particulièrement, sans que cela soit au détriment du message qu’elles transmettent. La plus décalée peut-être, visible depuis la rue, représente ainsi un mur de roses, qui lorsqu’on s’approche d’elles, se révèlent factices. Puis c’est quand on comprend qu’elles sont plantées dans autant de… bouses de vaches séchées, que le titre de l’installation, Le Produit naturel / Le Produit artificiel, prend tout son sens. Pour ses compositions, Chen Zhen, déjà adepte du recyclage, aura utilisé quantités d’objets chinés ou récupérés dans la rue. C’est le cas notamment pour l’incroyable ensemble intitulé Purification Room (2000), installation qui se réinvente à chaque fois et évolue au fil de son temps d’exposition, où des objets de consommation (chariot de courses, ordinateurs…) sont recouverts d’une épaisse couche d’argile, ainsi « nettoyés » par l’art, qui les rapproche de la nature. Mais on ne pourra qu’être particulièrement touché par les représentations éminemment poétiques que l’artiste aura fait du corps humain après s’être initié à la philosophie de la médecine chinoise. En concevant des organes lumineux (Zen Garden) ou translucides (Crystal Landscape of Inner Body), Chen Zhen évoque tour à tour la magie, la beauté, la complexité, mais surtout la fragilité de l’être. Toutes deux réalisées l’année de sa disparition, en 2000, ces réalisations apparaissent ainsi un peu comme la morale d’une histoire du réel contée par un artiste génial, soucieux du monde et visionnaire.

« Chen Zhen, Double Exil », jusqu’au 6 janvier 2024, Galleria Continua Paris, 87 rue du Temple, Paris 3ème. A noter qu’en partenariat avec la célèbre Gelateria Dondoli de San Gimignano, qui a installé un corner en son rez-de-chaussée, la galerie propose à chaque exposition, un parfum de glace exclusif, en relation avec l’événement. Goûter le rose-litchi du moment est donc (presque) un passage obligé.

A voir aussi jusqu’au 24 décembre, « Aurore » de Julio Le Parc, « 60 ans d’identités et d’altérités » de Michelangelo Pistoletto, et la première partie de l’exposition collective « The Ability to dream », dans le très bel espace de la galerie, installé en Seine-et-Marne, Les Moulins.

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