SOCIETAL

Adolescence dans la tourmente

Texte et interview : Elisabeth ClaussPeinture et dessins : Olivier Specio 
 
 Le journaliste et chroniqueur belge Jérôme Colin sort un livre coup de poing, roman dont les données sont issues de la réalité. Son sujet, celui de la souffrance chez les jeunes, n’est pas neuf. Mais il prend de l’ampleur, change de forme, charge sous de nouveaux angles. Avec Les Dragons, l’auteur alerte : « Il est grand temps d’organiser des assises de la santé mentale des ados ». Pour leur redonner des ailes, sans écailles si possible.  
 
 
 
 
 En déroulant le fil entortillé d’un amour tourmenté entre deux ados malmenés par la vie à des niveaux différents, Jérôme Colin plante le décor d’une clinique psychiatrique fictive où se jouent des questions réelles, urgentes. A peine assis face à nous pour présenter les enjeux de son roman documenté, l’auteur annonce, parce qu’il n’y a pas de temps à perdre : « C’est un livre d’utilité publique. Aujourd’hui, un enfant de 12 à 18 ans sur trois déclare souffrir de troubles anxieux ou de dépression. Un enfant sur 10 déclare avoir déjà pensé au suicide. Ces statistiques me terrifient. Qui ne feraient-elles pas paniquer ? Depuis la fin du Covid, on constate une explosion de plus de 50 % de tentatives de suicide chez les jeunes filles, et concernant les hospitalisations d’urgence pour automutilations, une augmentation de plus de 40 %. Mon métier de journaliste, c’est de mettre des questions sur la table. Ces enfants n’ont pas de voix, ils sont dans des hôpitaux, enfermés dans leur mal-être, et dehors, on ne les entend pas. J’ai décidé d’être leur voix ». Jérôme reste en contact avec la plupart d’entre eux : « Je les ai trop aimés pour les laisser tomber. » Le constat d’un changement de la condition adolescente, qu’elle passe par un prisme dramatique ou qu’elle soit vécue avec plus de douceur, est partagé par de nombreux professionnels de santé. Le monde a évolué, les cadres ont bougé. Grandir en équilibre demande une nouvelle souplesse. Des chocs de titans aux pieds d’argileVirginie Vanhoof est psychologue depuis 2002 dans l’unité réservée aux adolescents et jeunes adultes de 13 à 20 ans d’un hôpital psychiatrique en Belgique, le Domaine. Sans surprise, elle observe que les demandes liées à la santé mentale des jeunes ont augmenté au moment du Covid. Elle souligne un paradoxe : « Les adolescents peuvent être extrêmement résilients et trouver des moyens de s’en sortir dans leur entourage, auprès de leurs pairs. Mais au moment de la crise sanitaire avec le confinement, ils ont été privés de leurs relations sociales à l’école, au sport, dans leurs groupes d’amis, ce qui a rendu la situation critique. » Cette spécialiste pointe également un bouleversement sociétal apparu avec la génération Z (née entre 1996 et 2010), et qui rend la situation de ces jeunes différente de ceux d’il y a 20 ans : « Pour cette génération en particulier, l’image a remplacé le verbe. Tik Tok ou Snapchat se sont substitués aux mots et à la parole. Leurs parents, qui sont parfois même des milléniaux, ont connu la transition avec le monde numérique et les réseaux sociaux, ils ont en quelque sorte une double culture. Mais les jeunes de la génération Z sont les premiers à se retrouver seuls face à leurs écrans avec une prépondérance de l’image, qui s’accélère ».Virginie Vanhoof souligne d’autres difficultés contextuelles : « Les rituels de passage de l’enfance à l’âge adulte n’existent plus vraiment dans notre société. Avant, il fallait obtenir des diplômes, faire son service militaire… Aujourd’hui, les adolescents doivent inventer une manière de grandir, sans références sociales traditionnelles auxquelles se raccrocher : le fossé se creuse entre eux et le monde des adultes, il leur manque une nécessaire triangulation. Via les réseaux sociaux, ils n’ont accès qu’à des aphorismes, et plus personne ne les aide à développer leurs pensées ». Après des mois d’enquête motivés par sa propre histoire, Jérôme Colin, qui vit par et pour les mots, s’est donné pour une mission de raconter leurs maux.  InterviewJérôme Colin,quand les dragons sous le lit sont nichés dans le cœur Vous êtes-vous toujours intéressé à la question de la santé mentale ?Non, je me suis toujours intéressé à la normalité. Et de la normalité à la maladie, il n’y a qu’un pas. Le sujet de l’exclusion scolaire me touche aussi beaucoup.A la lecture de votre livre dont le protagoniste principal porte votre prénom, on ne peut s’empêcher d’en interroger la dimension autobiographique…« C’est un roman, mais la colère de Jérôme est la mienne. Le reste, les sujets de souffrance des personnages, leurs histoires, sont de la fiction.Pourquoi observe-t-on une prévalence de filles dans les centres de soins ?Elles sont en effet entre 70 et 80%* de jeunes filles en hôpitaux psychiatriques. C’est le premier choc que j’ai reçu pendant mon immersion pour préparer Les Dragons, et il y a plusieurs raisons à cette répartition : d’abord, les filles sont plus aptes culturellement à demander de l’aide. L’autre explication, c’est l’impact du patriarcat. J’entends la main de l’homme, et la violence sexuelle sur les jeunes femmes. Il est important de comprendre pourquoi les garçons vont projeter leur violence sur quelqu’un d’autre, se battre, fuguer, avoir des comportements à risque, tandis que les filles s’arrêter de manger ou s’auto mutilent. Pourquoi elles reproduisent la violence sur elles-mêmes et pas sur les autres. C’est un immense sujet de société, que de donner l’autorisation aux filles de retourner leur colère vers l’extérieur. En quoi a consisté votre immersion ?Je voulais faire tomber amoureux deux ados de 15 et 17 ans, parce que c’est l’amour qui sauve le monde. En tout cas parfois, il sauve les gens. Moi, j’ai été sauvé par une femme, vraiment. Pour bien appréhender ce qui se passe pour ces enfants déclassés, j’ai appris à connaître les soignants, je voulais savoir qui sont ces gens qui se lèvent tous les jours pour essayer de réparer les gamins. Ensuite, je voulais comprendre qui sont ces enfants, qui sont si nombreux. Aujourd’hui à Paris, à Lyon, à Marseille, il y a six mois d’attente pour espérer avoir une place dans un hôpital psychiatrique. Cela signifie que des parents se retrouvent impuissants, parfois pendant des mois, avec un ado qui veut se faire du mal. Comment gérer une situation pareille ? Ces gamins, j’avais mille questions à leur poser. « Qui êtes-vous ? » « Qu’est-ce qui vous fait autant souffrir ? » Parce que c’est différent, quand on passe derrière les murs. Et j’étais bien loin de la réalité. Comment peut-on avoir vécu aussi peu de temps, et déjà traversé autant de difficultés ?…Qu’est-ce qui diffère pour la jeunesse actuelle par rapport aux générations précédentes ? Elles avaient des idéaux. Même en 1917 en pleine guerre, les jeunes rêvaient d’un avenir. C’était la révolution industrielle, on se dirigeait vers un nouveau siècle où tout allait s’arranger, on était façonnés par des traditions, on allait à l’école puis à l’usine comme papa et grand-papa. Il y avait une perspective de société. Aujourd’hui, j’aurais du mal à vous citer un idéal. Et les enfants que j’ai rencontrés sont tous des Peter Pan. Ils ne veulent pas devenir adultes.Pourquoi sortir cette histoire maintenant ?Le déclic a été la lecture des statistiques, notamment sur la santé mentale des jeunes filles, qui est vraiment une question particulière. Nous les adultes, on doit quand même se poser cette question : qu’est-ce qu’on accepte qui est inacceptable ? La raison pour laquelle on ne veut pas voir ces enfants, qu’on parle encore trop peu du suicide adolescent qui devrait faire la une de tous les journaux, c’est qu’ils sont le symptôme de nos compromissions. Ils nous jugent, en disant « Je ne veux pas vivre dans ton monde ». Et ça, on ne veut pas y faire face.Lors de votre immersion, qu’avez-vous observé comme déclencheur chez les garçons en particulier ?Tous les enfants que j’ai vus là-bas, vraiment tous, ont un rapport très aigu, bien plus que nous, à la question de la justice, et donc de l’injustice. Or si jusque dans ton corps, par la perception que tu as du monde, tu ne supportes pas l’injustice, très honnêtement, ça devient compliqué de vivre. Et je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles ces enfants-là sont derrière les murs d’hôpitaux psychiatriques.Quelles seraient les solutions ?Il est temps de faire un grand état des lieux de la santé mentale des adolescents en Belgique et en France. Il y a des études ponctuelles qui sortent, mais rien de global. Il faudrait aider à poser les premiers pansements, c’est-à-dire mettre des moyens dans tous les secteurs de l’aide à la jeunesse, notamment la psychiatrie. Il faudrait créer des emplois, construire des structures d’accueil, parce qu’il est absolument intolérable que dans des pays riches comme la France, on doive attendre des mois pour avoir une place pour son enfant dans un centre de soins. Et ensuite, il faudra réfléchir à la société que nous voulons construire. Tout tourne autour de l’argent et en cas d’angoisse, on se dope à la consommation. C’est la grande différence avec le fait d’avoir un idéal. Les réseaux sociaux valorisent l’argent facile mais c’est un piège parce que par le travail, on se réalise aussi.Qu’en est-il des nouveaux modèles masculins ?Dans les années 80-90 il y avait les « dieux du stade », des icones sportives admirées pour leurs performances. Mais aujourd’hui, les stars du foot qui font office de role model renvoient surtout une image liée à la fortune. Ça ajoute au sentiment d’injustice pour beaucoup. Pourquoi êtes-vous devenu leur voix ?Peut-être qu’on est en train de payer l’enfant roi, je n’en sais rien, je ne suis pas psychiatre et je ne suis pas chercheur. Mais ce dont je suis sûr et ce que j’ai voulu dire, c’est que nos enfants doivent garder leurs pulsions de vie. (*Virginie Vanhoof observe de son côté une proportion de 95% de filles au Domaine) Les Dragons de Jérôme Colin, 192 pages, Editions Allary. 
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