FOOD

Les heures liquides

Texte : Alicia Dorey Photos : Sara Imloul

 

Au-delà d’être un objet de fantasme enceint dans un fourreau de verre, capable de traverser les ans avec une insolence d’immortel, le vin a le pouvoir de bouleverser notre espace-temps, de dilater les secondes, de flouter les paysages. Et peut-être de nous soulager, l’espace de quelques instants, du poids de notre propre vie. 

« Beaucoup boivent pour oublier. Je bois pour me souvenir », professait avec mélancolie Christian Authier dans son Callcut. Il faut se répéter cette phrase à l’envi, la faire rouler sur son palais, sentir son infinie profondeur pour réaliser à quel point le vin n’est rien sinon la preuve du temps qui passe.

Cette délicate épine qui vous rappelle qu’un jour, vous n’étiez pas de ce monde. Il existe mille et une façons d’affronter le passé sans s’allonger sur un divan – bien que les deux ne soient pas incompatibles –, parmi lesquelles se retrouver un jour nez-à-bouche avec un cru embouteillé des années, des décennies, voire des siècles avant votre naissance, pour éprouver le vertige inversé du moment fatidique où vous n’existerez plus.Chaque bouteille renferme en elle, dans cet interstice subtil qui sépare le liège du liquide, une bouffée d’air emprisonnée appartenant encore au passé. Ce même mélange invisible de diazote, de vapeur d’eau, d’oxygène, voire d’une pointe d’hélium, qu’aura aussi respiré ici un utopiste de mai 68, là une fille de joie sous l’Occupation, ailleurs un dandy des années folles – et pour les plus chanceux, peut-être même un Napoléon lapant son chambertin.

Rejoindre la nuit Lorsque le vin se fait attendre, tout prend d’autres contours. Au couperet de la commande, emplie d’espoir et de coupable inquiétude, succède cette parenthèse durant laquelle l’existence cesse d’être tirée vers l’arrière pour tendre délicieusement vers l’avant. L’absence programmée du verre tant attendu glisse en chasse-neige dans un savant maëlstrom d’angoisses et de délices, de vides et de pleins, de désespoirs et d’espérances. Alors que les minutes s’égrènent comme une lavande, que la pensée poursuit sa course jusqu’à oublier ce verre qui n’en finit plus de ne jamais arriver, un funeste temps mort se transforme en inestimable moment de vie. 

Figer le souvenir Au je-ne-me-souviens-de-rien des lendemains d’excès, alors même que le vin de la veille infuse encore le sang du jour, que la lumière du dehors condamne soudain la laideur du dedans, surgit ce sentiment qui se démultiplie dans chaque cellule, anesthésiant dans une gaze de coton les errements coupables de cette nuit qui aurait pu ne pas exister – et d’ailleurs, existe-t-elle ? –, forçant le corps et l’esprit à chercher, fouiller, dans un lointain plus à son avantage, des souvenirs d’un passé que l’on pensait disparu. Et lorsque le vin aura été au bout de son travail de sape, lorsqu’il aura achevé d’être un objet de dégoût pour redevenir un objet de désir, lorsque les incisives claqueront doucement contre le bord du buvant, il n’appartiendra qu’à vous de faire surgir de chaque gorgée, de chaque goutte, à la façon d’une vanille, la part d’immortalité qu’elle suspend.  

Alicia Dorey est journaliste, responsable éditoriale du Figaro Vin, et auteure d’A nos ivresses, paru en mars 2023 chez Flammarion, qui a reçu le Prix Jean Carmet et le Prix du Clos de Vougeot.
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