LIFE STYLE

Propos recueillis par Capucine Berr
Image MCAS Bureau

 

Marguerite Chaillou et Alexandre Sade sont les co-fondateurs de MCAS Bureau. Respectivement formés à Penninghen puis HEC et auprès d’Ali Madhavi et d’Antinomy (Amsterdam), ils ont fondé un studio digital spécialisé dans la production de contenus au carrefour des arts (photo, 3D, motion design) et de l’Intelligence Artificielle. Une synergie qui décuple les perspectives de création, mais où l’humain reste maître de son travail.

 

Comment peut-on définir ce nouveau métier qui est le vôtre ?

 

Marguerite : Nous sommes des créateurs d’images, on fait du mix medias. Cela signifie que nous sommes des directeurs artistiques et photographes de mode et que l’Intelligence Artificielle est simplement un nouvel outil qui intervient durant notre processus créatif.

 

Comment se singulariser et répondre à des commandes sur-mesure avec l’IA ?

 

Alexandre : Tout d’abord, l’important, c’est la démarche et les différentes étapes de création. Il n’est jamais question d’une livraison d’image 100 % Intelligence Artificielle à la façon des outils comme MidJourney. Nous utilisons des éléments de la réalité et le fruit de notre travail, un shooting, une illustration ou des produits en 3D, auxquels l’IA va pouvoir offrir par exemple un décor, un écrin, une mise en situation, une perspective…

Ensuite, il était primordial pour nous, par souci de sur-mesure et de qualité, de précision et de droits d’auteur, d’éthique en somme, de ne pas utiliser des applis classiques. Nous avons donc développé notre propre outil, avec des plugins, scripts, databases de nos photographies et donc des données propres dont le sourcing est indiscutable.

 

Marguerite : Cette démarche technologique nous permet de ciseler projet après projet notre propre identité et de contrôler l’esthétique de nos rendus. Chaque projet se nourrit de nos précédents travaux et optimise l’expérience grâce au reinforcement learning qui enrichit notre algorithme propre et notre ADN créatif.  Tout est contrôlé, on ne subit pas l’outil et on reste aux commandes.

 

Comment envisagez-vous l’avenir de l’IA ?

 

Alexandre : Cela sera tout simplement un outil comme un autre, qui nous permettra de plus en plus d’éviter toutes les frictions qui accompagnent les processus auxquels nous sommes déjà familiers. Cela nous donne une liberté incomparable, et beaucoup plus de temps pour travailler sur les choses essentielles.

Nous pensons que l’IA sera une révolution (si elle ne l’est pas déjà) dans les milieux créatifs, et que par conséquent, il nous incombe à nous, ainsi qu’à toute une nouvelle génération d’artistes, la responsabilité de promouvoir son utilisation de manière responsable, notamment sur le sujet du droit à l’image et de la provenance des données. Ce qui est vraiment important aujourd’hui, c’est d’éduquer autour de l’IA, de ses extraordinaires possibilités mais aussi  de son éthique. Le plus important dans la création de l’image c’est la démarche et le concept. L’IA n’est qu’un outil parmi d’autres, mais c’est un outil incroyable, évidemment….

 

@mcas_bureau

@mad.mag.type

Marguerite Chaillou, Paris Typographie, édité par Les Arènes

 

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Art

Texte : Arthur Mayadoux
Photos Yohann Gozard

 

Artiste au croisement des disciplines et des savoirs, Floryan Varennes construit des objets issus d’une sorte de futur médiéval, en questionnant la société du care et de l’enfermement, mais surtout notre propre rapport à la violence.

 

Quelque part entre le conte, la chanson de geste ou le petit précis du Moyen-Âge, Floryan Varennes crée un univers singulier dans lequel on circule comme dans des cellules monastiques. Ses sculptures composées de prothèses médicales collectées ou fantasmées plongent le spectateur dans un temps suspendu. Chez lui, il est question de l’incarné, de la présence au monde, du sang et tout cela se fait via des mondes imaginaires, à l’instar de l’heroic fantasy qui infuse largement son œuvre. Au cœur de cette fantasmagorie, qui se dessine en d’imposantes installations, se trouve le sujet sensible de notre vulnérabilité. La fragilité des corps oppressés et des passions amoureuses se dit dans des armures translucides qui flottent quoique alourdies par de trop nombreux rivets (Matriarche, 2022) ou encore dans des armes de tournoi en verre (Amour toujours, Oblivion, 2020-2021) – si fragiles qu’on ne peut les toucher. C’est notre lien intime à la chair et aux os que Floryan Varennes interroge et ses dispositifs néo-chirurgicaux sont autant des instruments de contrainte que des révélateurs. Car chaque observation de ses œuvres nous fait passer à la Question pour faire surgir la vérité, notre vérité. C’est une machine infernale qui révèle l’humanité à elle-même : nous sommes des êtres physiques. C’est un retour au livre, au verbe premier de l’humanité faite de cruauté (qui vient de crudus, le sang, nous rappelle l’artiste). Chacune de ces œuvres est une catharsis, un espace où l’âme vient se remémorer à elle-même, un instant suspendu à l’extérieur de la brutalité du monde. On est à la lisière de l’expérience messianique quand on découvre le corps échoué de Floryan Varennes sur une plage dans Mirari : a life release, réalisée en collaboration avec Harriette Davey et Imogen Davey. L’artiste est humain parmi les humains mais transfiguré par l’intelligence artificielle. Comme face à une représentation du Christ, le spectateur est rappelé à son humanité par la présence d’une entité anthropomorphe sublimée. Dans un grand dénuement esthétique, à rebours de toute tentation baroque, on expérimente sa propre inconsistance. Poussière nous redeviendrons poussière, oui mais d’étoiles. Face à tant de beauté, comment ne pas tomber en adoration ?

Exposition L’Art dans les Chapelles, 32e éditions. 7 juillet / 17 septembre 2023 – Pontivy, Bretagne.

Exposition collective pendant le Voyage à Nantes,1er juillet au 3 septembre 2023, Nantes

 

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Texte : Elisabeth Clauss

Elles apparaissent par centaines chaque année et sont nombreuses à ne tenir que quelques saisons. Alors pourquoi créer une marque de mode aujourd’hui ?

D’autant que tandis que l’offre se démultiplie, la plupart des consommateurs ne portent pendant 90 % de leur temps, que 10 % de leurs vêtements. En réalité, la motivation des jeunes créateurs est sublime et échappe à la raison de ceux qui méconnaissent les mécanismes de la passion : la mode est un art impliqué, le plus immédiat des moyens d’expression. Portrait de quelques-uns de ces conteurs.

 

Les vêtements racontent les évolutions de la société, les accompagnent, les précèdent même quand on les comprend. Mais sur un marché de plus en plus embouteillé, on peut se demander ce qui pousse de jeunes créatifs à se lancer dans une course de fond qui leur coûtera des nuits blanches et souvent des boulots parallèles. Si un grand nombre d’étudiants en stylisme préfèrent se tourner d’emblée vers des contrats stables dans des studios de marques établies, certains sont mus par une urgence de partager, guidés par la mission impérieuse d’ajouter leur langage à l’époque. Ils bénéficient parfois de bourses et de prix qui leur permettent de structurer leur entreprise, à l’instar du Prix LVMH (une dotation de 300 000€ accompagnée d’un mentorat d’un an, dont ont bénéficié entre autres Marine Serre et Grace Wales Bonner), le Prix de l’ANDAM (300 000€ et un accompagnement d’un an également, qui a soutenu les jeunes marques Y/Project, Koché ou Atlein), ou le Festival de Mode, de Photographie et d’Accessoires à Hyères, dont le Grand Prix attribue 20 000€ ainsi que plusieurs opportunités de collaborations (avec les Métiers d’art de Chanel notamment). Animés d’une vocation à l’épreuve des difficultés qu’ils rencontreront, leur propos est durable par définition – les jeunes créateurs ne sont pas ceux qui alimentent la surproduction – et généralement avec des moyens limités, ils consacrent toute leur énergie à changer notre mo(n)de.

 

Ouest Paris – Arthur Robert, 32 ans

 

Parisien, formé à l’Atelier Chardon Savard, il avait préalablement étudié le droit pendant deux ans, avant de bifurquer vers le stylisme. « J’ai toujours été intéressé par la mode, même avant le lycée, mais je ne savais pas encore sous quelle forme l’exprimer. Je suivais le travail d’Hedi Slimane chez Dior, parce que je voulais ressembler à ses mannequins ! (rires) J’allais aussi au Printemps pour voir le corner Saint Laurent. Il se trouvait juste à côté de celui de Martin Margiela, dont j’ai découvert le travail à ce moment-là ». Par la suite vendeur dans la boutique de l’iconique designer belge rue de Grenelle, Arthur s’est détourné du droit (mais pas du chemin), l’année même où Margiela signait personnellement sa dernière collection, celle de ses vingt ans : « Ses fans défilaient pour s’offrir ce qui deviendrait des collectors, et tout ce milieu me fascinait ». En 2012, son diplôme de mode en poche, Arthur effectue un stage chez AMI Paris. « J’ai été embauché, et pendant les sept années suivantes, j’ai vu Alexandre Mattiussi développer sa marque en partant d’une toute petite équipe, ça m’a montré que c’était possible. Ça m’a aussi confirmé dans l’idée que je voulais signer desprojets personnels, en ayant toute latitude, prendre mes propres décisions créatives ». Sous la griffe « Ouest Paris », il a présenté sa première collection en 2022.

 

Ses « maîtres à créer ». « Ce que je trouve intéressant chez Margiela, c’est son identité de marque, qui est partout sans l’être. J’aime ses références à des pièces du passé, mais pas littérales, plutôt radicales. Et chez Helmut Lang, ce sont les détails fetish décalés sur le denim, imperceptibles au premier coup d’œil, mais subtilement transgressifs ».

 

Ses nuits blanches. « Elles sont liées au rôle de chef d’entreprise. Je travaille avec un associé sur la partie business, et j’ai deux stagiaires. Une entreprise ne dort jamais, c’est un enfant très turbulent. Cela représente un énorme travail de gestion, et du financement à la production, on rencontre des défis à chaque étape. »

 

Son moteur. « Tout est parti de cette marque hypothétique que je ne trouvais pas. J’avais une certaine expérience professionnelle avec des labels commerciaux, je savais que je voulais travailler le denim, brut exclusivement, avec un côté plus expérimental. Une forme de vêtements de travail qui ne seraient pas rétro, et toujours sous un angle référencé. Le denim rassemble des codes de communautés, notamment le vestiaire gay américain des années 70. Je voulais mélanger plusieurs univers, avec l’idée d’un uniforme un peu fetish, à l’échelle d’une marque. »




Pontet Eyewear – Hermès Pontet, 29 ans

 

Ce Marseillais aux perspectives larges est issu d’une lignée d’opticiens. Son arrière-grand-père était photographe, et travaillait déjà avec des lentilles et des optiques. Son grand-père ensuite a développé une activité dans la lunetterie ; les dîners de famille étaient animés de discussions où l’on parlait boutique. Lui-même opticien diplômé, Hermès a suivi une formation de deux ans en design de lunettes et a commencé à voler de ses propres ailes à 26 ans, quand il s’est senti limité dans l’évolution de ses créations. « Je suis plus proche de l’univers de la Méditerranée, je m’inscrivais moins dans un stylisme parisien. J’ai rapidement souhaité développer mon entreprise, prendre des risques, cultiver mon univers. » Il a fondé sa marque de lunettes optiques et solaires fin 2021, et signe chaque année une collection qui est une destination ; d’abord l’Égypte, puis la Grèce.

 

Naissance d’une vocation par la lorgnette. « Je suis parti de mon prénom, qui interpelle souvent : Hermès est le dieu de voyage, des confidences et du commerce. Je voulais mettre en valeur les villes anciennes de la Méditerranée, riches d’histoires, pour faire vivre chaque collection comme un nouveau voyage autour de la vision. »

 

Ses influences, son héritage. « Ma famille m’a soutenu dans la mesure où il s’agissait de la transmission d’une tradition, mais être designer de lunettes, c’est un métier différent de celui d’opticien. Cette marque est vraiment une aventure personnelle. J’adore raconter des histoires avec mes lunettes, dérouler un fil conducteur. » Thésée pas taiseux de la lunetterie moderne, Hermès nous a déjà fait visiter l’Égypte, avec des évocations de ses animaux emblématiques, et la Grèce avec des bleus transparents, lavés par le soleil. « Je travaille toujours à partir d’une inspiration narrative. J’ai créé un acétate translucide, fabriqué à base de fleurs de coton, habité de touches de couleurs denses, comme des écailles, qui évoquent les profondeurs du Nil. »

 

Ses défis. « Le principal, en tant que jeune entrepreneur, c’est d’arriver à se faire confiance. Je doute parfois, mais je reste également beaucoup dans l’écoute. Il faut aussi rapidement apprendre à rassurer les partenaires qui soutiennent le projet. Je me suis lancé tout seul, et si au départ, c’était intimidant, j’ai su rassembler autour de moi une équipe solide de sept personnes en interne, assez jeunes, et j’ai découvert toute la richesse du « travailler ensemble ». Il règne ici une atmosphère humaine fondamentale. »

 

Sa prochaine étape. « Développer la dimension commerciale de la marque, et prendre le temps de savourer le rythme d’une entreprise qui démarre, avec un fonctionnement sain, convivial, et qui n’est pas encore soumise à la pression d’un grand boom. »

                

Mipinta – Fernando Miró, 27 ans

 

Finaliste au Festival d’Hyères en 2022, son langage mode explore la masculinité extravagante. Ce Brésilien installé en Belgique où il a étudié le stylisme à La Cambre, développe sa marque via sa boutique en ligne, et dès le mois d’août, il participera à la Copenhague Fashion Week pour initier une nouvelle formule de production. Fernando est arrivé au vêtement par le théâtre, choisissant pour s’exprimer un art qui lui semblait offrir plus de débouchés. Sa détermination l’a poussé à faire le voyage depuis Belo Horizonte, sa ville natale, jusqu’à Bruxelles pour passer le concours d’entrée de la prestigieuse école belge. Un autre bel horizon, pour de nouvelles ouvertures.

 

Ses premières réflexions. « Dans ma jeunesse, j’étais dérangé par l’offre qui était disponible en matière de mode masculine. Je n’avais pas d’autre choix que de lancer ma propre maison, puisque ce que je rêvais de porter pendant toute mon adolescence, n’existait pas. Selon le même raisonnement, travailler pour quelqu’un d’autre n’aurait pas réglé mon problème. »

 

Sa différence. « Je propose des vêtements pour hommes qui présentent une masculinité assumée même si elle est décalée. Je ne refuse pas la masculinité, je ne veux pas habiller l’homme en femme, mais poser sur lui un regard plus affranchi et réaliste. Au début, je pensais m’adresser à des gens de mon âge, la vingtaine, mais finalement, les hommes les plus touchés par mes créations se sont révélés être des adultes de 40-50 ans, ou de jeunes adolescents qui ont envie d’être plus libres dans leurs expressions de la masculinité. Alors que les hommes de mon âge, 27 ans, ont finalement encore de nombreux blocages, et beaucoup plus de mal à s’identifier à cette forme de liberté. »

 

Son feu sacré. « Je me rappelle chaque matin les retours positifs que je reçois par rapport à mon travail, c’est encourageant. Je regarde là où je veux arriver et je marche dans cette direction, sans m’arrêter face aux embûches. Que le chemin soit droit ou courbe, je continue. Ce sont les rencontres, les réactions enthousiastes ou même négatives, qui me motivent. Il est arrivé que des enfants manifestent des réactions très touchantes en découvrant mes vêtements. Au Festival d’Hyères par exemple, un petit garçon de huit ans m’a témoigné combien il était content de découvrir mon travail. Il avait vu le défilé sur Internet avec sa mère, et il l’avait tellement aimé qu’elle l’a emmené au show-room le lendemain. C’était un moment très mignon, comme si je rencontrais le petit Fernando qui ne trouvait pas de vêtements pour se raconter. »

marke brand – Mario Keine, 31 ans

 

Il est seul maître à bord de sa barque, pardon, de sa marke, qu’il a fondée fin 2021 avec d’abord une collection de bijoux, puis une ligne de vêtements qui a suivi dans la foulée. Diplômé en Fashion Design and Communication à Düsseldorf, il a toujours voulu créer sa maison, mais a commencé par travailler en agences de communication, « une double formation, en prévision ». Son projet, initié fin 2019, a mûri à la faveur du temps dégagé par le confinement. Sa première collection était inspirée par l’imaginaire de son enfance, époque où les vêtements (très) anciens le captivaient : « A l’école maternelle, je dessinais des crinolines. Mes mood boards sont pleins de pièces historiques que j’interprète en regard de mes obsessions esthétiques, comme les détails marins de mes vacances en famille. Plus on s’implique personnellement, plus le résultat est sincère et touchant. Quand on travaille sous un angle émotionnel, on crée des collections uniques. »

 

Son chemin vers l’indépendance. « Avant de fonder ma marque, j’ai travaillé pour Bel Epok, une agence de design, où j’occupais la fonction de directeur artistique et gérais la communication d’autres marques. Une excellente formation avant de lancer sa propre entreprise. J’ai effectué des stages à Paris, en agence de production, design et communication, où j’ai appris ce dont j’avais besoin pour me lancer et grandir. C’était un rythme haletant, très inspirant. »

 

Son auto-gestion. « Tout faire tout seul, pour l’instant, c’est surtout une décision rationnelle et financière, mais c’est aussi parce que la communication se fait facilement grâce aux réseaux sociaux. S’occuper de tout, de la création du site jusqu’au développement des prototypes, c’est un travail énorme. Ma famille m’a proposé de l’aide, mais je préférais prendre mes propres risques, sans mettre en jeu l’argent de mes proches. C’était une décision morale, et j’ai opté pour un crédit. Cependant, je suis ouvert à nouer des partenariats. »

 

Ses processus de fabrication. « Les bijoux sont fabriqués en Italie et assemblées en Allemagne. Les vêtements, développés et produits à 30 minutes de Cologne, où je vis. Une petite partie est faite en Pologne. Je veux que la production soit proche de moi, locale, par souci de durabilité et de responsabilité. La collection de l’hiver prochain sera la deuxième, et je participe déjà à des showrooms et des festivals de mode. Je suis aussi membre du Fashion Council Germany. Mais je ne veux pas me précipiter : j’ai besoin de temps pour concevoir une veste parfaite, un manteau qui durera, pour développer des patrons, pour poser les bases de mon identité. »

Du temps pour un job alimentaire ? « Pas du tout ! (rires) Je travaille toute la journée. »

 

Jeanne Friot (marque éponyme), 28 ans

 

Parisienne, elle est diplômée de l’Ecole Duperré et de l’IFM. Après ses études, elle a effectué un long stage chez Balenciaga, qui était sa maison rêvée. Mais elle voulait aussi créer sa marque, engagée, très personnelle. « Ma première collection est sortie une semaine avant le premier confinement. Comme tout était à l’arrêt et le timing de la mode ralenti, ça m’a permis de me concentrer sur l’image de ma marque, de créer des vidéos personnelles, de réfléchir à mes collections dans un tempo plus rationnel qui s’est révélé être une opportunité pour travailler à mon rythme et installer mon identité. »

 

Son besoin de s’exprimer. « Dès que j’ai commencé à faire de la mode, j’ai réfléchi à la question des collections « homme » ou « femme », mais je pensais qu’il était plus intéressant et important de développer des vêtements qui soient le résultat d’une rencontre esthétique et élective, plutôt que des pièces assignées à des genres. Comme je suis queer, je voulais aussi représenter ma communauté. Depuis longtemps, je puisais autant dans le vestiaire masculin que féminin, et mes amis hommes qui voulaient adopter des pièces femmes trouvaient finalement peu de propositions. Parallèlement, j’ai été influencée par des lectures, Paul B. Preciado, Judith Butler, Virginie Despentes… »

 

Son fonctionnement. « J’ai lancé ma marque en fonds propres, parce que j’étais aussi styliste photo et directrice artistique pour des magazines de mode et des groupes de musiques. Si des investisseurs se présentent, ça me donnera de la latitude dans la production, mais je veux rester majoritaire dans ma marque. Toute la collection est fabriquée en France, dans des ateliers situés juste à côté de mes bureaux, à Paris, à La Caserne. C’est un incubateur de talents qui génère de l’entraide et de l’émulation entre des jeunes designers, qui se partagent les espaces de production mis à disposition. »

 

Ses marathons. « Cumuler plusieurs jobs, ça rend la gestion de mon temps assez compliquée. Une autre difficulté, comme je souhaite développer une marque 100 % durable, est de continuer à produire avec des dead stocks (ndlr : surplus de tissus non utilisés par de plus grandes marques), ce qui impose de jongler avec des quantités limitées, la fabrication étant dépendante de la disponibilité des matières. Or je tiens à continuer à travailler avec des matériaux nobles, de qualité, vérifiés. Plus la marque grandit, plus je dois réfléchir au choix des tissus, pour équilibrer ventes et créations, sans que cela ne devienne frustrant. Le vrai défi, c’est de cultiver ses valeurs, tout en se déployant économiquement. »

 

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Music

Propos recueillis par Carine Chenaux
Photo par Axle Joseph
Illustration Camila Klotz

 

Alors que ressort dans une édition Iconic, enrichie de cinq titres, son album Théorème, Bilal Hassani se livre sur son travail et ses mille vies. A 23 ans à peine, cet artiste riche d’une formation classique qui lui promet une carrière à 360°, se démarque par sa douceur et son empathie, en même temps que par sa solidité et sa détermination (mais aussi par sa sublime mise en beauté réalisée pendant l’interview).

Pourquoi ressortir ton album Théorème moins d’un an après sa sortie ?

Son histoire a commencé pendant le Mois des Fiertés de l’an dernier, avec la sortie du premier single « Il ou Elle ». Quand on a lancé cette aventure, je savais que j’aurais envie en quelque sorte, de « boucler la boucle » pendant le Mois des Fiertés de l’année suivante. C’était prémédité (sourire). Ma volonté était de vivre toutes les étapes de l’album pendant douze mois, parce que Théorème parle d’une reconstruction post-traumatique. Il induit donc la nécessité de réapprendre à se connaître après avoir vécu quelque chose de très difficile. Cette réédition symbolise donc un peu les derniers « crachats » de ce qu’il en reste et qui fait mal ; les vieux fantômes du passé qu’on chasse une dernière fois. Elle comporte ainsi beaucoup de chants presque « de manifestation », où j’appelle à un futur glorieux, à vivre avec encore plus de confiance en soi.

Le nouveau single s’intitule « New Dimension » et c’est l’un des titres qui est écrit en anglais…

Oui, parce que je me suis rendu compte que les textes, sont parfois pour moi, plus faciles à écrire sans passer par le français. Cela me permet un certain recul, une petite distance que je peux mettre entre moi et ceux qui m’écoutent. Au final, la réédition de l’album compte cinq inédits que mon public connaît un peu, puisque je les ai déjà interprétés en live, à l’exception de ce « New Dimension ». J’y dis : « Battons-nous et allons-y en regardant vraiment en face, parce qu’on ne peut laisser les autres nous interdire de nous épanouir complétement, ni d’aimer, ni de simplement vivre. » Je pense que toutes les minorités vivent avec ce petit truc qui dérange tout le temps, cette différence qui fait que l’on croit devoir travailler dix fois plus que les autres et qui entrave la perspective d’une vie totalement heureuse. Ce que j’essaie de dire avec ce titre, c’est : « Et si on se barre, tous, là, maintenant, pour décider juste d’exister, peut-être qu’on ouvrira une nouvelle dimension ? » Tout ça est évidemment hyper utopique, mais c’est agréable de rêver.

Tu parles de reconstruction post-traumatique, est-ce déjà en partie une réflexion sur divers épisodes de ta vie ?

Oui en effet, j’en évoque plusieurs et ils sont un peu parsemés dans tout l’album, J’évoque parfois ce passage à l’âge adulte qui, je pense, se fait presque systématiquement de manière assez abrupte, quand on est une personne queer. On est souvent confronté à quelque chose de très grand alors qu’on est un peu trop jeune pour l’affronter.

Mais c’est surtout un événement en particulier, une agression très violente que tu as subie avant l’enregistrement, qui est au cœur de l’album.

Oui, et il ponctue la première et la deuxième partie de l’album. Là, je raconte un événement qui fait qu’on est littéralement chosifié. Un moment où l’on n’est plus pendant un instant et après lequel, il va justement falloir réapprendre à être, avec de nouvelles armes, qu’on aura paradoxalement acquises grâce à ce trauma. Être plus vigilant, mieux comprendre les côtés sombres de l’âme humaine…

Souvent, tu es amené à avoir des interviews qui laissent franchement ton travail artistique de côté…

Je pense que je suis suffisamment pragmatique pour comprendre que les choses se passent comme ça et que ça risque de durer encore un petit bout de temps avant qu’on arrive à ne plus devoir justifier mon existence quand je suis présenté dans un média. Il faut dire que quand je suis arrivé en 2019, je n’existais pas pour le public. Du coup, c’était un peu comme si une nouvelle créature débarquait, et qu’on la présentait comme une nouvelle bête au zoo. Il faut donc expliquer à tout le monde ce que c’est, comment ça marche. Et quand « la bête » commence à réfléchir et à agir, évidemment ça fait un peu peur et il faut qu’elle revienne justifier et expliquer pourquoi elle est dans une certaine démarche.

Ca serait plus facile si « la bête » apparaissait comme davantage écervelée… ?

Bien sûr ! Mais comme quand on m’a interrogé sur certaines questions touchant au genre, je me suis montré assez éloquent et en même temps assez intelligible, on a vite conclu que quand on voulait parler de ces choses-là, on avait Bilal Hassani. En tout cas, je ne me positionne pas comme un porte-parole, même si on me voit parfois comme ça.

Ca peut être tout de même frustrant ?

Un peu… J’écris, je compose, je produis, mes chansons. Je suis aussi éditeur via mon label House of Hassanique j’ai fondé il y a deux ans, je fais beaucoup de choses. Alors non, je ne demande pas plus d’attention, mais j’aimerais que celle qu’on m’accorde dévie parfois un peu, pour me laisser parler davantage de mes projets.

Après avoir été empêché de te produire en concert dans une ancienne église à Metz en avril dernier, tu as marqué les esprits en interprétant le titre Laissez-moi danser sur le plateau de l’émission C à Vous sur France 5…

Ce qui était marrant dans cette histoire, c’est que ça faisait un moment qu’il ne m’était rien arrivé. J’avais même vécu plein de belles choses, comme ma participation à Danse avec les stars où j’étais le premier homme à danser avec un homme. Les réactions avaient été vraiment positives, à tel point qu’ensuite, j’avais été invité à être juge dans l’émission. Du coup, sur les réseaux sociaux, ma vie était beaucoup plus tranquille. Je n’étais plus du tout dans la ligne de mire des trolls et je m’étais habitué à ça. J’avais ma fanbase, un petit comité de gens passionnés par mes projets, autant que moi, si ce n’est davantage. On passait un très bon moment et puis, il y a ce truc qui est venu tout casser. Mais bon, je suis remonté sur scène dès le lendemain et, sans me redonner de la force puisque je ne l’avais pas perdue, mais, ça m’a tout de suite recentré. Je ne suis pas un objet médiatique ni un concept, je suis un artiste. D’ailleurs, je n’ai aucun souvenir de moi qui ne voulais pas faire ce que je fais actuellement.

Aujourd’hui, quelle pourrait être ta quête personnelle ?

Je pense qu’il faut que les gens continuent de réagir, c’est-à-dire adorer ou détester le projet Bilal Hassani. Je serai beaucoup plus triste si un jour, tout le monde se met d’accord pour dire que ce que je fais est vraiment très bien. Parce que quand ça convient à tous, c’est que c’est moyen. A part ça, ma quête est très simple. J’ai dit à quatre ans que je voulais devenir la plus grande pop star intergalactique, et ça n’a pas bougé (rires).

Après, il y a de nouveaux enjeux qui se sont présentés quand j’ai grandi. La découverte de ma sexualité, et puis ensuite, la découverte de l’intolérance et le constat que cette mauvaise énergie allait me suivre toute ma vie. Pourtant, je ne veux pas m’inscrire dans un combat « contre ». Déjà pour rester sain dans ma tête, et aussi pour continuer de produire une œuvre qui sera fidèle aux rêves de l’enfant que j’étais. Il faut que je suive mon chemin, sans m’inquiéter des réactions, mais en considérant qu’elles ne peuvent pas m’atteindre.

 

Regarder ailleurs alors ?

 

Non, parce qu’il y a tout de même une petite contradiction dans ce que je dis. En vérité, il m’arrive de prendre la parole sur certains sujets quand instinctivement, je juge que c’est utile. Mais je le fais pour ma génération. Je suis arrivé à un moment où la société prenait un tournant différent, en posant que plus en plus de questions autour de l’identité. J’assiste à ça en tant qu’être humain, je constate que tout va très vite et que me dis que c’est beau à voir. Mais il faut le préserver.

 

Quels sont tes projets ?

 

J’ai envie de créer plein de choses. Je sors cette réédition, mais je passe mon temps au studio pour continuer de faire des chansons. Je tourne deux films cette année, le premier étant Les Reines du drame d’Alexis Langlois, dont c’est le premier long-métrage. Je ne veux me limiter à rien. A partir du moment où j’ai été catégorisé OVNI, j’ai acquis le droit de tout faire ! (rire) Un peu comme si j’étais dans un état d’hypnose permanent qui me transposerait dans une dimension parallèle où tout est autorisé, où j’ai tous les cheat codes du jeu de la vie.


 

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Texte : Elisabeth Clauss

Depuis quelques saisons, des silhouettes masculines ont fait leur apparition sur les podiums des présentations Haute Couture à Paris. Chez Balenciaga, Valentino ou Maison Margiela, l’Homme devient un nouveau sujet d’attention, l’expression d’un luxe différent, hors des sentiers battus du tailoring traditionnel.

Habituellement terrain d’expérimentation de l’excellence pour des maisons rares aux savoir-faire qui épinglent le sublime, la Couture, art appliqué pour collectionneurs avisés, était réservée à la mode Femme. Pour des créations sur-mesure aux détails millimétrés, les hommes, eux, avaient les artisans tailleurs et des marques prestigieuses de prêt-à-porter. Mais la Haute Couture, c’est un travail différent. Des centaines d’heures d’ouvrage, un laboratoire de techniques poussées par une intrinsèque exigence de perfection. Chez la Femme, cette création se traduit généralement par des tenues précieuses, qu’on commande pour une occasion. Ce sont des robes et des bustiers, des fourreaux et des manteaux ultra sophistiqués. Mais dans son nouveau pendant masculin, outre le costume d’une précision d’orfèvre comme on en a vu lors des défilés de juillet dernier chez Balenciaga ou Alexandre Vauthier, la Couture joue plus volontiers le flou, le luxe qui murmure, presque pour tous les jours. Un haut de gamme qu’on dirait casual, mais qu’on reconnaît entre soi.

Le savoir-faire comme mode d’expression

Demna, Directeur artistique de Balenciaga subversif et bougeur de lignes, a appliqué à sa dernière collection Couture les éléments fort de sa signature : des volumes démesurés, des épaules démultipliant la carrure, des longueurs de pardessus qui frôlent la traîne. A propos de la liberté qu’offre cette bulle singulière dans la mode, il souligne : « Il n’y a pas qu’un concept en Couture, c’est un exercice de conception dans sa forme la plus pure, la relation entre le corps et le vêtement ». Dans cette exaltation d’exploration, il a répliqué des codes du luxe – la fourrure notamment – sous forme de trompe-l’œil sur des manteaux-peignoirs, il a réinventé des cols hauts qui évoquent ceux des capes des Carpates, et il a rallongé le bout des chaussures (l’homme moderne méritant d’être stable quand il avance vers sa nouvelle ère). Sous son geste, le cachemire a été réinterprété à partir d’un tricot expérimental sculpté à chaud pour raconter le vent, et directement inspiré des créations de Cristóbal Balenciaga ; d’autres pièces ont fait appel à des techniques inventives pour proposer une parka cocon en coton technique thermoscellé, notamment. « En prêt-à-porter, je me concentre sur le fait de créer du désir à travers la mode. Et je consacre la Couture au développement de mon esthétique de l’élégance et de la beauté. » Tout est là : l’exclusivité, l’innovation, et un très haut niveau de réalisation. Mais aussi, et surtout, le décalage cher au créateur qui, de directeur artistique, s’affirme plus chaque saison comme un couturier contemporain. Avec des impératifs commerciaux évidemment, intelligemment intégrés à un hyperréalisme qui renforcent l’identité actuelle de cette maison historique. Demna analyse : « Etant très curieux, ma motivation est toujours d’utiliser la mode comme une plateforme non seulement pour la faire évoluer et la moderniser, mais aussi de l’utiliser comme facteur d’impact social et culturel. » Sous sa houlette, Balenciaga présente une collection Couture par an, pour laquelle il a élaboré des pièces en denim, tissu lié au streetwear. Le jean en Couture, c’est aussi la marque des trublions de la mode, de ceux qui bougent les cadres et secouent les acceptions. Des Margiela et des Gaultier. Pour cet hiver, Demna a donc livré sa vision d’un denim post-punk, coupé avec science, upgradé avec insolence. Un développement complémentaire du marché de la Couture traditionnelle : les occasions de la porter elles aussi, ont changé.

Une Couture à la mesure d’une évolution

Mauro Grimaldi est Conseiller stratégique indépendant auprès de maisons, de créateurs et de groupes de luxe. A propos de ce nouveau fil commercial que suit la Couture, il souligne « une tendance très forte, surtout par attrait esthétique, à se composer un vestiaire gender fluid. L’idée d’un homme très élégant qui mélange les codes, séduit autant les clients que les créateurs. D’autre part, toute une nouvelle génération de consommateurs du luxe, en particulier issue du Moyen-Orient et de Chine, prend plaisir à passer de tenues très traditionnelles et codifiées, à une originalité décloisonnée. On constate un nouveau goût pour les détails précieux, qu’on trouve peu dans la création occidentale en matière de mode masculine ». Selon cet observateur du segment haut de gamme, il ne serait en l’occurrence pas tant question d’une passion pour un « super tailoring », qui a toujours existé, que d’une « nouvelle niche ultrasophistiquée, destinée à un public avec un fort pouvoir d’achat, et qui aime jouer avec son image ». Ainsi, ajouter des hommes dans les défilés traditionnellement féminins de la semaine de la Couture serait déjà un postulat audacieux, dans un secteur plutôt cantonné au classicisme. « On plébiscite l’originalité et la singularité de tenues en modèle unique. La Couture Homme, c’est l’étape qui suit les baskets customisées. Il s’agit de la même démarche, en plus pointu, en plus exclusif. Je pense que c’est un domaine qui en réalité s’adresse peu à l’Occident. Aux États-Unis par exemple, le formal wear est très codifié. Mais en Asie, on peut se permettre une totale excentricité. Ce phénomène découle d’une course à l’exclusivité, c’est l’autre versant du « quiet luxury Loro Piana » ». Mauro Grimaldi rappelle aussi que la Haute Couture développe des processus de technicité et de savoir-faire inapplicables à la production de prêt-à-porter. « Je pense que la Couture Homme restera d’autant plus cantonnée à un petit marché, qu’elle ne concerne pas des pièces que l’on porte beaucoup. Pour moi, elle représente surtout un espace de liberté pour des hommes qui veulent mélanger la grande tradition du costume avec le côté flamboyant des métiers d’art. C’est une tendance esthétique, une posture. Mais je pense que ça restera un univers complémentaire. » Car plus encore que la Couture féminine, ces pièces sont circonscrites à des situations limitées : « Quand une femme peut se permettre une certaine extraversion de style, dans le même contexte, l’homme devra souvent se conformer au costume noir. Donc ce segment convient en particulier aux cultures qui sont en train de tout décloisonner. La Couture Homme, c’est une Rolls customisée, une signature. Parallèlement, la grande tradition du tayloring masculin devient de plus en plus niche, car elle est réservée aux circonstances professionnelles et sociales. » Qui sont elles-mêmes en pleine évolution. Les hommes sont-ils prêts à revenir à une influence qui s’exprimerait par l’extravagance ? C’est cyclique dans l’Histoire. Mais peut-être que la vérité est tailleur.

Exergue ?

« Le plus grand bonheur de la Couture, c’est le luxe de disposer de plus de temps pour y travailler. Le plus grand défi, c’est la recherche de la perfection. »

Demna, Directeur artistique de Balenciaga

 

 

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