Texte : Carine Chenaux

Dessin: Théo Ranc

 

« J’n’ai pas le temps d’avoir le temps », lançait, pragmatique, la chanteuse Aya Nakamura, sur son titre Comportement en 2017. Parce que les heures filent et que la vie est courte. Mais le problème est qu’aujourd’hui, si l’on en est bien conscient, on en est de plus en plus persuadé collectivement parlant. Ainsi, selon le cabinet de prospective Nelly Rodi, face aux conflits, aux dérèglements climatiques, aux pandémies ou encore au vieillissement de la population, « beaucoup se disent que notre fin est proche ». Au point de tout faire pour dédramatiser la question, en fêtant par exemple avec conviction, Halloween et Dia de los muertos. Bien sûr, dans ce contexte, le marketing du trépas se développe, de façon parfois étrange, avec utilisations diverses des cendres des défunts ou création via l’IA, d’avatars de nos proches disparus. Miroir de la société, l’art contemporain n’est évidemment pas en reste, et si le plasticien Anish Kapoor aura récemment marqué les esprits avec des œuvres « sanglantes », on remarque aujourd’hui un vrai retour en grâce des vanités, ces représentations de « têtes de morts » (souvent accompagnées de sabliers, fleurs fanées ou pendules), destinées à nous remémorer le côté éphémère, fragile et… vain de la vie. Parmi les plus marquantes du moment, on retiendra ainsi l’œuvre monumentale Mass du sculpteur australien Ron Mueck. Exposée récemment à Paris, à la Fondation Cartier (dans le cadre d’une rétrospective bientôt montrée en Italie), cette installation de cent gigantesques crânes, vouée à « faire réagir les visiteurs selon leur sensibilité propre », aura surpris de la part d’un artiste habitué à représenter des corps dans leur entièreté.

Pour accompagner le mouvement, évidemment, il fallait bien une bande-son, et l’on notera entre autres que le métal, réputé diabolique, s’offre désormais un vrai regain d’intérêt, tandis que l’iconique groupe Depeche Mode a choisi d’intituler son 15è album studio Memento Mori (le fameux « Souviens-toi que tu vas mourir »). Revenu au top des écoutes à la faveur de l’utilisation de son titre historique Never let me down dans l’ultra-populaire série de zombies The Last of us, le (désormais) duo ne pouvait ici viser plus juste. En particulier avec son single Ghosts again et le clip qui l’accompagne, réalisé par Anton Corbijn, inspiré par le film Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman où un chevalier joue une partie d’échecs contre la Mort…

Reste que pour apprivoiser gentiment la tendance, on vous conseillera plutôt de vous adonner à un autre Memento Mori, romanesque celui-ci et écrit dans les 50’s par Dame Muriel Spark, où l’on ne sait si des personnes âgées décèdent naturellement ou pas. Un bijou d’humour britannique à savourer, pourquoi pas, en écoutant en boucle le jubilatoire titre C’est la mort de Stereo Total. Histoire d’entonner joyeusement avec tous ses amis fatalistes : « C’est comme ça, c’est comme ci, c’est la mort, c’est la vie… »

 

Exposition Ron Mueck, à la Triennale Milano, de décembre 2023 à mars 2024.

A lire sur le site du cabinet Nelly Rodi, « La mort nous va si bien : la nouvelle tendance funèbre ».

 

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Propos recueillis par Gregg Michel

Direction Artistique Arthur Mayadoux

Photos Rasmus Mogensen

Stylisme Sonia Bédère

Avec très peu d’instruments et une rare proximité, Ben Harper dévoile une nouvelle collection de chansons pleines de passion et d’âme pour ouvrir son cœur à l’auditeur : Wide Open Light. Toujours en quête de la meilleure manière de transmettre ses émotions, l’artiste continue d’arpenter et d’explorer son propre chemin, près de trois décennies après l’introduction explosive de Welcome To The Cruel World. Et ce n’est que le début.

 

Qu’est-ce qui est venu en premier, les chansons ou le concept ?

 

Je n’ai pas nécessairement écrit avec un concept en tête, mais j’ai mis des chansons de côté, j’en ai même donné quelques-unes à d’autres personnes pour qu’elles les essaient. J’ai aussi testé certaines d’entre elles sur scène, mais je ne les ai pas enregistrées, dans l’espoir de faire cet album : quelque chose de dépouillé, de subtil, mais dont l’intention est claire.

 

Comment se fait-il que la deuxième chanson de l’album soit un morceau live ?

 

« Giving Ghosts » a effectivement été enregistrée en live à l’Opéra de Sydney. La raison pour laquelle j’ai fini par utiliser cette prise live est qu’il y a eu de nombreuses versions de ce morceau et j’ai fini par avoir l’impression que je n’arriverai pas à faire mieux. J’espère qu’un jour, en concert, j’y arriverai, mais j’ai réalisé que je ne pourrais pas obtenir un enregistrement aussi bon en studio. Aussi honnête, en tout cas. J’ai donc dû appeler mon ingénieur du son et lui demander « Pitié, dis-moi que tu as enregistré ce concert » et il m’a répondu « Oui, j’enregistre tous les concerts » ! (rires)

 

Comme cet album s’insère-t-il dans ta discographie ?

 

Son enregistrement et sa création étaient tout simplement fantastiques, c’est vraiment un disque de rêve. Pour moi, être à ce stade de ma vie et ne pas être soumis à la pression de la musique pop est un exploit, pouvoir faire un disque subtil comme celui-ci et avoir des invités que j’aime : Piers Faccini, Jack Johnson, Shelby Lynn. J’ai simplement appelé quelques amis pour qu’ils participent à l’enregistrement. Du plaisir, rien que du plaisir.

 

Est-ce que le voyage jusqu’à ce disque a toujours été aussi clair ?

 

J’ai pris un risque, j’ai enregistré un disque instrumental intitulé Winter is for Lovers, avec une grosse production, un orchestre à cordes et un groupe. Mais juste avant de le sortir, j’ai décidé d’en faire une version différente, avec juste moi et une guitare en studio. J’ai fini par sortir Winter is for Lovers comme une lettre d’amour adressée à la guitare lap steel. Et c’est ce qui m’a poussé à faire ce nouvel album, car je savais que je devais trouver le même courage, mais avec des paroles cette fois.

 

Wide Open Light semble représenter tout ce que tu as fait jusqu’à présent, le vois-tu comme un résumé de ta carrière ?

 

Oui, ça semble logique. Ça a du sens pour moi, en tout cas. C’est une ode à mon parcours musical et une ode à l’amour. Il y a beaucoup d’amour dans cet album. L’amour comme un risque, l’amour comme une rupture, l’amour comme un pouvoir. Ce que l’amour apporte, ce que l’amour prend. L’amour comme récompense, l’amour comme notre plus grand accomplissement en tant qu’êtres humains. L’amour sous toutes ses formes.

 

Tu sembles aborder le sujet de manière plus légère maintenant…

 

Oui, je ne voulais pas tomber dans les pièges et les clichés de l’amour et j’ai donc essayé d’écrire en contournant tout ce qui semblait évident. Du genre « l’amour est un vide-grenier » (NDLR : Phrase extraite du duo avec Jack Johnson « Yard Sale »), alors qu’on n’a pas l’habitude d’y penser de cette façon. J’ai essayé d’éclairer mon point de vue sur l’amour, musicalement parlant.

 

« Masterpiece » se rapproche du « Father And Son » de Cat Stevens. Penses-tu que ton écriture ait changé ?

 

Merci, c’est un énorme compliment. Il y a beaucoup d’abandon dans cet album. Je lève les mains au ciel et je dis « Amour, fais de moi ce que tu veux ». C’est peut-être ça qui fait la particularité de ces chansons d’amour.

 

Elles semblent très intimes et, contrairement à celles de beaucoup d’autres artistes, pas du tout simulées, mais pleines de cœur et de passion.

 

Chanter l’amour à 53 ans est très différent de chanter l’amour à 23 ans. Et je ne pensais pas vivre assez longtemps pour chanter l’amour à 53 ans. Vraiment pas. Il s’avère que cela devient une conversation totalement différente, à cet âge.

 

Penses-tu avoir trouvé ce que tu cherchais, et penses-tu que c’est important de le trouver ?

 

Pas mal ! (rires). Quand tu trouves ce que tu cherches, tu réalises que le voyage pour le trouver ne fait que commencer. On se dit : « J’ai trouvé, mais qu’est-ce que je vais en faire ? ». Il s’avère que l’on peut chercher quelque chose toute sa vie, le trouver et c’est finalement le début de la quête. C’est très intéressant, c’est la nature humaine.

 

Vois-tu tes albums comme les étapes d’un voyage intérieur ?

 

Oui, tout à fait !

 

Considères-tu celui-ci comme un aboutissement ou juste une nouvelle étape ?

 

Celui-ci referme un livre. Il fait un nœud autour de quelque chose. Je ne sais pas quoi, mais tout ce que je ferai à partir de maintenant sera certainement un nouveau départ.

 

Les arrangements sont vraiment ténus et dépouillés, comment as-tu réussi à ne pas surproduire les chansons ?

 

C’était le grand moment de vérité pour cet album. Je connais des producteurs, et même de très bons producteurs, de hip hop, d’électro, d’EDM…  Certains ont même gagné le titre de « producteur de l’année ». Mais ces gens, j’ai choisi volontairement de ne pas les appeler. En revanche, je me suis tourné vers deux personnes que je connais depuis toujours : Danny Kalb, qui a enregistré « Both Sides Of The Gun » et « Lifeline », et Jazon Mozersky, qui faisait partie de Relentless 7 avec moi. Il y a une seule chanson co-écrite sur cet album et c’est « 8 Minutes » avec lui. C’est un album dépouillé et tous deux m’ont vraiment aidé à le produire, car à chaque fois que j’essayais de l’étoffer en ajoutant des choses, ils revenaient vers moi et me disaient ce qu’il fallait enlever. C’était vraiment une production par extraction, d’une certaine manière. Is m’ont vraiment permis de sortir de mes propres sentiers battus, donc je ne peux pas juste dire : « J’ai décidé d’être courageux et de laisser de côté la batterie et la basse ». En réalité, j’avais des gens qui regardaient par-dessus mon épaule en permanence pour s’assurer que cet album sonne de manière honnête, nue et dépouillée.

 

« Love After Love » est le seul morceau avec un groupe entier et même un violon, mais même dans ce cas, tu sonnes au plus près de l’auditeur…

 

Cela n’a pas rompu le charme alors, j’en suis heureux. Nous avions également retiré la batterie et la basse de ce morceau, mais ça ne fonctionnait pas, donc nous avons décidé de les remettre. « Masterpiece » était également très dépouillée mais j’ai toujours aimé la partie de basse alors on peut dire que « Love After Love » a servi de caution pour rajouter de la basse à « Masterpiece ». Ce sont des chansons sœurs sur l’album.

 

Que peux-tu dire au sujet de la pochette ?

 

Le visuel représente une femme assise à sa fenêtre, la nuit, avec la lumière allumée et j’ai choisi cette image, parce que j’aime à penser que, dans un monde parfait, elle écoute cet album. (sourire)

 

Tu vas bientôt partir en tournée, penses-tu que les anciennes chansons influenceront ta façon de jouer les nouvelles ou est-ce que ce sera l’inverse ?

 

Non, je les jouerai telles qu’elles ont été enregistrées.

 

Comment t’es-tu retrouvé à jouer avec Harry Styles ?

 

Je l’ai fait pour la simple et bonne raison qu’il est génial, que la chanson est géniale et que son album est génial. Je jouerais avec n’importe qui ayant des bonnes chansons. Il se trouve cette fois qu’il s’appelle Harry Styles. C’était cool pour moi d’être demandé, c’était excitant et ça a donné une session super fun. J’en garde un souvenir vraiment merveilleux et j’espère que nous pourrons en faire d’autres.

 

À ce propos, avec qui aimerais-tu collaborer ?

 

J’aimerais écrire avec Paul Simon, ça pourrait être amusant. J’aimerais aussi écrire avec Joni Mitchell ou Lauryn Hill.

 

Est-ce que tu penses déjà à ce que pourrait être la prochaine étape ou est-ce que tu comptes simplement profiter de celle-ci ?

 

Je vais profiter de celle-ci parce que je n’ai pas de prochaine étape pour l’instant. Je n’ai rien de prévu. Pour ce qui est d’enregistrer des disques en tout cas, car je vais mettre toute ma concentration, mon énergie et ma détermination dans la tournée à partir de maintenant.

 

Wide Open Light (Chrysalis) sorti le 2 juin 2023.

En tournée à partir de juin 2023. A l’Olympia à Paris le 30 juin et du 3 au 5 juillet.

 

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LIFE STYLE

Texte : Elisabeth Clauss

Photographies d’anonymes, collection Julien Sanders

 

Les tribus évoluent, la famille se réinvente, mais on adore toujours être ensemble, par affinités électives comme par osmose sociologique. Dans la pop-culture ou parfois la mode, comme le dimanche autour du poulet – ou du tofu – rôti, le repère, c’est les autres.

 

Les ressorts de l’attraction sont aussi anciens que l’humanité, et c’est même ce qui a permis à cette dernière de perdurer. Si la notion de « famille » a connu différentes formes au fil de l’Histoire, ce qui rassemble tourne généralement autour de deux axes : le groupe dans lequel on est né, et celui qu’on rejoint ou que l’on constitue plus tard. Une notion parfois subjective, évolutive, et qui ne va pas toujours de soi. « La famille, ça commence au niveau du couple. Aujourd’hui, avant d’être certain de pouvoir revendiquer d’être inscrit dans une relation avec son partenaire, il faut se le dire, l’acter. En l’absence d’une décision claire, beaucoup de gens esquivent ce qu’ils considèrent comme un schéma « à l’ancienne », enfermant. », explique Perrine Déprez, psychanalyste. Elle rappelle en outre que la nouvelle génération des vingtenaires ne voit pas forcément la parentalité comme la conséquence d’un couple. « En revanche, ce qui persiste, c’est la volonté de conserver son cercle d’amis de l’adolescence et de la période des études. Ça freine même certains à s’inscrire dans une relation de couple officielle avec leurs partenaires, parce qu’ils ont l’impression que ça les obligerait à y renoncer. Or, on a laissé penser aux milléniaux qu’ils ont le choix pour tout : l’amour, le couple, le travail, le sport… » En particulier quand on s’ancre dans une ville qui est loin de nos racines – ce qui est de plus en plus fréquent – les amis occupent la fonction de soutien familial : « On cherche à faire tribu autrement. Et je pense qu’on n’en est qu’au début ».

 

Avec les meilleurs potes qu’on fait les meilleures soupes

 

Cependant, d’après cette spécialiste de la famille, le lien biologique, le couple stable, restent quand même des modèles qui rassurent, « d’autant que les réseaux sociaux se révèlent souvent stressants. On revient alors à l’idéal de faire une belle rencontre, quel que soit le schéma dans lequel on se reconnaît. On peut désormais vivre et assumer différentes orientations sexuelles et identités de genre, et comme la parentalité est potentiellement accessible à qui le souhaite, de multiples formes familiales émergent. » D’après l’INSEE, depuis le début des années 2000, le taux de mariages en France a baissé de près d’un tiers. En revanche dix ans après l’adoption du Mariage Pour Tous, les unions entre personnes de même sexe se maintiennent : environ 7000 couples homosexuels convolent chaque année. Pour Perrine Déprez, « l’amour permet de mieux traverser une époque anxiogène, quand les générations précédentes pouvaient valoriser le coup de foudre romantique ou même le fonctionnement libertaire, qui a connu ses dérives. L’amour post-covid, on pourrait dire que c’est un amour-refuge ». 

 

Signes de reconnaissance

 

La plupart des groupes adoptent des codes vestimentaires qui permettent aux individus de se relier entre eux. La liste des exemples est longue comme l’histoire des contre-cultures et des uniformes réglementés, mélangés. Des punks aux hippies, en passant par les gothiques, jusqu’aux traders. Mais depuis peu, ces atours d’identification sont plus flous parce que, selon Perrine Déprez, « l’idée de communauté passe surtout par une philosophie partagée : ceux qui sont très tournés vers l’écologie, ceux qui cultivent une jeunesse festive, ceux qui ne vivent que pour le sport, etc. Ils se regroupent par idéologies, et la manifestation esthétique est de plus en plus secondaire. En tout cas, chez les jeunes adultes. Auprès des ados, les tendances de marques fonctionnent toujours très bien mais ensuite, ça tend à se diluer. Globalement, les nouvelles tribus se manifestent plutôt par choix sociétaux ». Comme il y a des « familles choisies », il y a des « écoles d’expression ». Au sens propre parfois, à l’instar de la célèbre Cambre Mode[s] de Bruxelles, d’où ont été diplômés des créateurs qui signent un style emblématique – Anthony Vaccarello chez Saint Laurent, Nicolas Di Felice chez Courrèges, Julien Dossena chez Paco Rabanne… – ou la très charismatique mais discrète Marine Serre, entre gourou mode et militante pour l’environnement et l’inclusivité.

 

Les familles de mode

 

Tony Delcampe dirige le département stylisme de l’école, où il enseigne depuis 1998. Il a accompagné plusieurs générations de designers qui ont fait évoluer l’acception de la mode, avec Ester Manas notamment, dont le travail s’adresse à toutes les morphologies féminines, à toutes les beautés décomplexées, offrant aux revendications de l’époque des outils pour s’exprimer. Observant les futurs talents dès la naissance de leur vocation, il analyse la famille Marine Serre : « C’est tout le monde, toutes générations confondues, avec différents physiques représentés, quand beaucoup de marques ciblent implicitement un profil particulier. Sur le plan personnel et professionnel, Marine est très fidèle en amitié, elle sait qui elle est, d’où elle vient, elle s’appuie sur ses bases, dont l’école fait partie. Plus qu’une famille, elle a constitué autour de sa marque unetribu, de personnes qui viennent de partout. Sa maison est un postulat philosophique, écologique, axé sur un souci environnemental et inclusif. Son projet rassemble une jeunesse engagée. Elle représente un cas exceptionnel dans la mode, où la fidélité et l’engagement sont rarement des priorités. Elle a porté sa démarche durable très haut et très loin. Même si beaucoup de petites marques travaillent avec par exemple des tissus de récupération, elle parvient à le faire à échelle industrielle, ce qui n’est intrinsèquement pas évident. Comme la communauté Ester Manas, elle lie des gens. Quand on défend quelque chose, on devient une famille. Elles ont un point de vue, qu’elles soutiennent, et leur démarche fédère. »

 

Culture et couture

 

Quand on lui demande comment on fabrique des « cultures de mode », Tony Delcampe explique : « Nous sommes déjà fondamentalement presque une famille à l’école. D’abord parce que nous sommes l’un des rares établissements à compter si peu d’élèves, sans doute en raison d’une sélection drastique des candidats. Les étudiants sont à peine une vingtaine en première année, et de deux à six au moment du diplôme, cinq ans plus tard. Ils ont un rapport assez proche, une sorte de lien fraternel, et comme nos cours sont quasiment individuels, ça crée un rapport de proximité, une complicité créative. Ensuite, entre étudiants, ils font souvent leurs stages dans les mêmes maisons et partent ensemble, généralement à Paris. Sans parler des liens qui se tissent dans leur vie privée. » Un nombre étonnant de couples de mode se sont formés à La Cambre, et ils perdurent longtemps après les études, à la fois à la ville et au studio. On ne le sait pas toujours, mais souvent derrière un nom, ou aux sources du succès d’une grande maison, ce sont deux personnes qui tiennent la barre, même si une seule figure sur l’étiquette. Tony Delcampe, en quelque sorte figure paternelle de cette généalogie de designers plébiscités, mentionne la pédagogie mise en place, comme un fil conducteur. Leur ADN commun ? « Les créateurs qui sortent de cette école ne produisent pas une mode fantasmée, elle est pragmatique. Les inspirations sont logées dans un savoir-faire qui inclut les matières, la couture, la fabrication. Les élèves sont compétents dans tout le processus de création d’une collection, ils sont capables de tout gérer, et ne se laissent pas déposséder de leur identité. On perçoit dans leur signature une recherche dans les silhouettes, dans les proportions, dans la conception d’un vêtement qui est au centre même de leurs préoccupations. On ne leur apprend pas à faire de l’image, mais des vêtements. » Qui deviennent un langage, partagé, propagé, signes d’appartenances éloquents, prêts à être transmis à la génération suivante, qui racontera ses propres histoires.

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