LIFE STYLE

Cet objet, porte parole de moi.

Texte : Elisa Palmer

 

Le mobile est là : un objet pour parler. Libérer son enfance, ses souvenirs, de mauvais aussi, et au détour de ça, en creux, se prononcer en personne. Ce reportage convoque des objets, des êtres, de la vie, à Pantin. Tour à tour, ils prennent la parole, se tentent à une définition de qui elles sont, qui ils sont, à la lumière d’un objet tangible. Dans ces conditions, la matière se mue en pont de conversations. D’aucuns croient leur objet animé, d’autres inanimé, plus loin – pudiques – ils passent la question. Parfois sur l’objet se greffe l’apaisement, le bonheur, l’utopie, ou encore le sentiment d’appartenance, tantôt il porte le sceau de réminiscences traumatiques, plus lourdes. Pourtant, tout a sa place. Et l’objet trône dans l’espace. Impossible de passer outre. Il y a là l’exactitude d’un vécu, d’une pensée. A présent, on questionne l’héritage, sans trop donner de détails. Et voici, en quelques mots, d’autres portes qui ouvrent sur des escaliers… Dans la mesure où le prix de l’objet est souvent ridicule, la valeur affective est bien évidemment immense. Et quand bien même, souvent la perte serait possible, car beaucoup s’essayent au détachement. Qui sont ces petits-moyens-grands qui vivent dans tout Pantin, et que représente cet objet dans le miroir d’un soi ? Pour mieux analyser les 8 entretiens, Liliane, enseignante et chercheuse en littératures et arts, me livre ça : « Lorqu’une personne meurt, nul ne se soucie de la tristesse de ses meubles ! ». C’est ainsi que s’ouvre Kétala (2006) de Fatou Diome. Les meubles et objets sont tous silencieux au début du roman, car Mémoria, leur maîtresse, est décédée. Quand ils prennent la parole, c’est pour s’inquiéter de leur devenir, du dispersement sur le point de se faire. Le Kétala, c’est le « partage de l’héritage » en sénégalais. Seront-ils bien traités dans leur nouveau foyer ? Comment sauver la mémoire de Mémoria ? Les objets et meubles décident alors de transmettre son histoire, raconter, chacun à leur tour, ce qu’ils savent de cette femme avant d’entrer dans un nouveau foyer. Débute alors « une sorte d’assemblée du souvenir » qui repose sur la transmission mutuelle, pour ne pas oublier. « Et si l’âme se terrait dans l’inanimé, afin d’échapper aux ravages du temps ? » (p.31)Dans Kétala, les meubles parlent, ils vont raconter Mémoria. C’est un roman. En littérature, les meubles prennent souvent la parole ou s’animent. L’une des choses que j’ai apprise en travaillant sur les meubles en littérature, c’est qu’ils nous disent être faits pour vivre et être vus. Ainsi, dans La Porte (1987), de Magda Szabó, l’un des personnages, Emerence, qui ne laisse personne rentrer chez elle, cache différents secrets dans sa maison, dont des meubles qui vont tomber en poussière à force de ne pas être utilisés, ni vus. Dans « Qui sait ? » (1890) de Guy de Maupassant, les meubles se rebellent contre leur propriétaire et décident de s’échapper et de voyager.Les meubles se signalent à nous si on n’en prend pas soin, ils nous demandent de les regarder, de voir leur importance et d’être racontés, d’une manière ou d’une autre.” “On m’a dit une fois qu’il y avait une personne assise là.”Anne a besoin d’oser en 2023. Elle est néo-pantinoise, arrivée il y a 2 ans, et ajoute : “Si je pars un jour, c’est pour quitter la région parisienne, pas Pantin”. Parler n’est pas un problème, mais prendre la pose, c’est quelque chose. Elle était chef de projet informatique, se dit aujourd’hui dans le bien-être, et raconte qu’auparavant elle n’était bien que lorsqu’elle voyageait. Son objet choisi est ce siège, devenu plutôt un siège de décoration car elle ne s’assoit jamais dedans, mais lui dit au revoir quand elle part. Si d’ailleurs, elle l’utilisait, elle ajoute qu’il ne serait pas dans le coin. Mais dans l’angle, silencieux, il attend quelque chose. Elle évoque son amour pour le bois, à la fois vivant et doux. D’où elle se place, la valeur d’un objet n’est pas un prix, c’est lié à la valeur sentimentale et mémorielle. Elle a un penchant pour les objets à histoires, sortes de boîtes à tiroirs romanesques. Elle confie qu’elle est un peu la personne de la famille à laquelle on transmet l’histoire. Avant d’atterrir là, ce siège, datant surement du XVIIIe siècle, était chez ses parents dans le Val-d’Oise, et devait venir des “cousines de maman”, donc avoir traversé Lyon et l’Aveyron. S’il venait à disparaître, il y aurait beaucoup de tristesse, mais il resterait le souvenir.  “Il y a des coudes de gamins qui sont passés dessus, il est comme une pipe, il est culotté.”Alain a cette pudeur des questions trop philosophiques auxquelles il ne répond pas. Pour se décrire, il me tend un livre. J’apprends qu’il a participé au doublage de presque tous les Harry Potter. Il a toujours travaillé dans le cinéma : projectionniste, caissier au cinéma Saint-Séverin, “électro”, projecteur, monteur, doubleur voix… Il savait tout faire, mais il explique “dans le cinéma, si tu fais tout, ça ne va pas”. Il a eu la chance de travailler avec Besson, Chereau, Haneke, Anneau, Gavras, Genet et bien d’autres. Cet objet, c’est le bureau sur lequel il a étudié. Il date de son entrée en 6e, à 11 ans, dans une école de garçons. A l’époque, ses parents connaissent un peu le directeur, “un sale con”, et quand l’école change de mobilier, ses parents ont le passe-droit de l’acheter. C’est le souvenir des années où il se faisait “taper sur la gueule par des professeurs autoritaires”. Alain parle d’une valeur morale, “même si ce sont des souvenirs à la con”. Du Creusot à Pantin, ce bureau a parcouru plus de 300 km. Il se moque bien de la question de l’héritage, si un jour il venait à tomber malade, il vendrait son appartement, et ses filles ne seraient pas obligées de payer. “Mon Chekeré est silencieux quand il est immobile, après il est très bavard, très sonore, et peut avoir beaucoup de rythme.”Jamila vit à Pantin depuis mai 2001. Elle est professeur des écoles. En parallèle de son métier, elle s’intéresse aux liens entre les disciplines artistiques (danse, musique, contes et histoires) et l’école. Cet objet s’appelle un Chekeré, un instrument découvert 15 ans plus tôt, au travers de percussions brésiliennes. Il porte un masque, symbolise à la fois le masculin et le féminin, n’a pas de sexe, et pourtant Jamila lui confère une grande force féminine. Elle ajoute qu’il est lié aux ancêtres africains, et “permet d’appeler les forces vitales pour donner de l’allant aux personnes”. Le sien correspond à une Orixa, une divinité d’Afrique de l’Ouest, et plus précisément à la déesse Iansà représentant le vent, la tempête, les éclairs, la mort et la renaissance. Si elle fait la conversion, son Chekeré lui a coûté 200e. Il a été fait main par un spécialiste dans le domaine, à Olinda, et n’a, somme toute, pas de prix. Aujourd’hui, pour beaucoup le lien avec Pantin, se fait à travers sa fille Lilia : l’école, le conservatoire, le CN D, le club de gym, la Villette, la piscine… Les objets qui l’entourent sont porteurs de liens affectifs forts, de bruits et de rapports sonores. Quand elle était enceinte, elle se souvient qu’elle faisait des photos d’elle avec son Chekeré.  “C’est un objet plutôt silencieux, après il me fait bavarde.”Anna est directrice du Centre Culturel Jean Cocteau aux Lilas. Elle habite à Pantin depuis 3 ans, et dit faire partie “des grands gentrificateurs de la ville”. Ce meuble est un rocking chair d’enfant, appartenant à sa grand-mère, qui lui avait été ramené par son grand-père de Barcelone. En ce temps-là, le grand-père arrive en France, car il refuse de participer à la guerre de Cuba, et n’accepte pas non plus de se faire remplacer pour aller se battre. Sa grand-mère, au fort caractère, était une des premières femmes agrégées, elle enseignait l’espagnol à l’université. Elle a beaucoup soutenu Anna dans ses choix professionnels. Depuis qu’elle est mère à son tour, Anna a “un peu le sentiment d’être devenue féministe.” Cet objet matérialise sa lignée de femmes, dont elle est fière. Elle a grandi dans un appartement rempli d’objets, et ne veut plus d’accumulation. Une façon pour elle de respirer. “Pour nous, Pantin est une extension de là où on vivait, à Crimée. On n’a pas l’impression de suffoquer. On est là pour rester.” Anna dit qu’elle travaille sur l’héritage, ce qu’il y a de bon, et de moins bon. Ce rocking chair a été acheté à Barcelone, est allé à Sète, puis à Niort, Toulouse, et ensuite à Issy-les-Moulineaux, jusqu’à l’ehpad de sa grand-mère. Maintenant, il est aux Quatre Chemins.  “Porter ce gilet est un respect pour les autres.”Depuis bientôt 13 ans, Jean-Jacques est bénévole au secours populaire de Pantin. Il habite la ville depuis 2000. Il s’est raccroché à l’association à cause de problèmes qu’il tait. Il nous parle de son attachement pour Johnny Hallyday. Autour du sujet, on tourne avec lui. Puis il désigne ce gilet du secours populaire. Il le porte quand il fait le marché, quand il est en représentation officielle. “Quand j’étais dehors gamin, le secours populaire, ils m’ont donné un coup de main aussi.” Il dit que l’entretien lui est difficile. Avant Pantin, il est resté trop longtemps à Lille. On ne comprend pas tout. C’est un puzzle, mais pas un jeu. Et on ne bouscule pas les portes. Il parle de Lille, de Saint Cloud, et de Paris… Le Secours populaire est une famille. “C’est accueillant, c’est chaud, on sent le rapport avec les autres, et les gens dehors.” On comprend vite que le blason du secours populaire cache un autre objet, sorte de poupée russe narrative, dont il ne veut pas encore parler. La suite de l’entretien est audible, mais ne peut être retranscrit. “Cet objet est dynamique, il fait un bruit de casserole, genre je te fais ça pendant 3 minutes, tu as envie de le baffer.” Marie dit n’avoir lu la consigne de l’entretien que 5 minutes avant notre arrivée. Elle est professeur de piano à Pantin, et dans le 16e. Elle aime beaucoup voyager, était autrefois hôtesse de l’air. Cet objet est un tamis de farine qu’elle utilise pour tamiser le chocolat en poudre sur le tiramisu. Elle partage ce secret avec sa grand-mère. Cet objet lui parle, car “c’est la mémoire, les ancêtres, le côté manufacture”. A la louche, elle le date de 1970. Elle a vérifié, l’objet coûte 30e aujourd’hui sur Ebay. Il est signé “Dr. Oetker, made in Germany”. Elle précise qu’elle est née en Allemagne, et que sa grand-mère est alsacienne. Le tamis a été créé en Allemagne, vendu en Alsace, où il est resté dans une petite commune du nom de Hindlingen. Elle s’est servie dans le meuble en formica quand sa grand-mère est décédée. La notion d’héritage au niveau matériel lui importe peu, la transmission des valeurs, de l’apprentissage, des histoires familiales, oui. “Bien faire un tiramisu, cette transmission-là, c’est important”. Elle soutient que, pour elle, l’objet symbolise un moment de qualité. “On avait ce truc-là en commun avec ma grand-mère. On savait que l’une et l’autre, on faisait des tiramisus.” “Quand je l’ai vu, il m’a appelée.”Claire est née à Montreuil, est la cinquième de 5 enfants. Elle a toujours habité en région parisienne, et a été pendant 25 ans commerciale et formatrice dans le secteur du bien-être. Elle a deux filles. A la naissance de la deuxième, Charlotte, elle change de vie, et se forme notamment à la sonothérapie. Les voyages sont essentiels, presque constitutifs, dans sa vie. Cet objet est un Aloalo, qui lui fait du bien, à travers un arc-en-ciel de sensations et d’impressions. Chaque objet qui l’entoure lui évoque une facette de sa personnalité, de son histoire. Elle ne se rappelle pas du prix d’achat à Madagascar, mais il n’était pas très cher. Cet Aloalo a été acquis dans le nord de Madagascar, mais il vient du sud. C’était une femme artisan qui l’avait fabriqué, entre 2012 et 2015, et il était en vente, sans acheteurs, depuis 3 ans dans une toute petite boutique. Elle serait triste et en colère si on le lui volait, mais cela lui apprendrait le détachement. Elle raconte qu’elle peut prendre du temps pour trouver un objet, car elle est parfois en quête d’une sonorité très précise. C’est important pour elle de toucher les objets, de les sentir, et de les entendre. Son Aloalo vit, exprime beaucoup de choses, “mais c’est pas débordant”. Il a un corps, une âme, et est extra-habité. Elle précise qu’il s’agit d’un objet relatif aux ancêtres, originellement un totem d’ornement funéraire utilisé dans le sud de Madagascar pour rendre hommage aux défunts. Claire pense d’ailleurs souvent à cette femme artisan qui l’a créé, et se souvient qu’elle écoutait beaucoup “Dead Can Dance” à ce moment-là.  “Il y a souvent des gens qui voient le côté prédation, j’aime bien le côté de cette pièce qui n’est pas évidente en première lecture”. Avec Nicolas, le regard se pose sur une chimère asiatique, début 20e siècle, incarnée par une figure adulte et ses petits. On se rapproche alors d’un chien, d’un lion, voire d’un dragon. Arrivé dans le soin animalier, après un parcours artistique questionnant les mondes de l’enfance et de l’animalité, il revisite ses trajectoires professionnelles. Nicolas a travaillé, dans le passé, sur des collections d’animaux imaginaires ou réels, accompagnés de l’homme. Il adore chiner et trouver l’objet. Du reste, son attachement pour cette chimère se matérialise, pour beaucoup, dans sa découverte et son acquisition. Il nous refait le film, et on s’y voit, 20 ans plus tôt, dans cet entrepôt capharnaüm. Il dit revenir à un rapport de collection avec les objets qui gravitent autour de lui. “Il n’y a pas d’utilité particulière, si ce n’est esthétique, décorative, et liée à l’imaginaire”. Cette sculpture bronze combine une origine chinoise et une interprétation indonésienne. Bizarrement, le dragon peut représenter une figure de danger et de menace, quand dans la culture asiatique, il se mue en figure de protection. Pour reprendre ses propres termes, on touche à quelque chose de “mystique”, et se déploie ainsi “un mode de fonctionnement télépathique” entre Nicolas et sa chimère.  Écouter et photographier ces objets et ces êtres, évidemment pas dans cet ordre. Comprendre la grammaire de leurs vies, une trame d’oscillations, de poésie et de tangages. Recueillir leurs propos, leurs mots – parfois gros, et ceux qui transpirent dans le silence, à la lumière d’un objet, devenu cathartique et une force d’évocation.A un moment donné, les questions “à la con”, comme dirait Alain, tombent à l’eau, ça capote, et on comprend que ces objets qui entourent, choisis ou non, parlent au loin dans leur chair.C’est de ça dont il s’agit. Entrer chez quelqu’un, être convié à passer à pied, puis l’autre.Et comprendre que c’est déjà quelque chose, dans la rencontre de l’autre, musique avec ou sans paroles.    
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